Terry Gibbs

Juin 19, 2015 at 11:52 1400

Un entretien avec le vibraphoniste américain Terry Gibbs

La biographie de Terry Gibbs

Terry Gibbs, vibraphoniste, percussionniste, pianiste, compositeur, arrangeur, chef d’orchestre, est né à New York le 13 octobre 1924. Il passe beaucoup d’années à étudier les percussions et puis, par hasard, se dirige vers le vibraphone. Il étudie la musique classique. En 1945, il découvre le « Be-Bop », Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Ray Brown, Bud Powell et Kenny Clarke et c’est la révélation. Il étudie à fond cette musique. Il donne des concerts en Suède en 1947, joue avec Tommy Dorsey, Buddy Rich, Woody Herman, Benny Goodman entre 1947-1953. Il dirige ses petites formations entre 1953-1958 et participe à des tournées de grandes renommées avec Count Basie, Billy Eckstine, Chet Baker, Sarah Vaughan, Erroll Garner et bien d’autres.

En 1958, en Californie, Terry Gibbs fonde son big band, nommé « Dream Band », avec les meilleurs musiciens et arrangeurs de la West Coast et des USA. C’est le triomphe. De 1963 à 1980, il travaille pour le cinéma ainsi que beaucoup de shows TV très connus aux USA dont le Steve Allen Show. En 1980, il rencontre le légendaire clarinettiste Buddy DeFranco. Ils fondent alors un quintet qui durera plus de 25 ans et voyageront dans le monde entier. Terry ne se produit plus en public depuis 2012 mais reste très actif; il suit l’actualité et converse avec tout le monde via « Facebook ».

Terry Gibbs enregistre 65 albums sous son nom, obtient souvent la 1ère place du meilleur vibraphoniste dès 1947, compose plus de 300 morceaux pour Nat King Cole, Woody Herman, Buddy Rich, Count Basie, George Shearing, Cannonball Adderley, Quincy Jones, Lalo Schifrin, Shelly Manne, Peggy Lee, Ella Fitzgerald etc.


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TERRY GIBBS ou « MR. GOOD VIBES DREAM BAND MAN »
Interview / Entretien par “Beethoven” Jean-Michel Reisser

Terry Gibbs vient de fêter, en grande pompe, ses 90 ans. Les décennies passent décidément très vite. Ce « jeune homme », toujours aussi fringant, garde une forme olympique. Il court encore, parle comme s’il avait trente ans, reste fidèlement passionné par la musique. Il s’est mis « à la page » puisqu’on peut converser avec lui sur Facebook ou sur d’autres réseaux sociaux. Il garde une mémoire hallucinante, que ce soit dans les moindres détails de sa vie, même sa lointaine enfance, et dans celle du jazz. Sa répartie reste incroyable, son humour drôle, vif, parfois corrosif. Bref, un vrai gamin ! Il ne semble pas avoir changé depuis ses débuts à New York il y a 80 ans ! Il parle très vite, sans hésitation aucune. Il faut le suivre et être attentif à tout ce qu’il raconte car ses anecdotes en cachent d’autres. Un homme incroyable ! Il vit à Los Angeles depuis très longtemps, avec sa femme et sa fille. 

Jean-Michel Reisser : Qu’est-ce que cela fait d’avoir cet âge ?

Terry Gibbs : Arrête, je ne peux pas y croire ! Quand je pense que j’ai débuté ma carrière en professionnel à la fin des années 30, cela fait quatre-vingt ans que je suis dans ce business. J’ai vu tellement de choses changer, évoluer, dans le bon comme dans le mauvais sens. Mais je ne peux toujours pas penser que j’ai cet âge, impossible de l’imaginer !

JMR : Qu’est-ce qui te fait encore jouer ?

TG : Je chante sans cesse. J’ai, en tout temps, des idées et des phrases musicales qui m’arrivent à l’esprit.  La musique est ma passion donc j’y pense 24h/24. J’essaye toujours de trouver des trucs nouveaux sur des morceaux que j’ai joués toute ma vie.

JMR : Hank Jones, entre autres, me disait la même chose …

TG : Hank reste une de mes idoles, un des plus grands pianistes de tous les temps. Il avait raison, c’est ça qui me fait avancer, toujours progresser, essayer d’être le plus créatif possible. Mais ce n’est pas facile, même très difficile j’ajouterais. C’est un travail au quotidien.

JMR : Le public ne se rend pas compte du travail du musicien…

TG : C’est vrai. Il pense qu’il n’y qu’à se mettre devant son instrument et jouer. Mais ce n’est pas ça du tout. Il faut travailler encore et encore, toujours et toujours. Plus on vieillit, plus on se rend compte que l’on ne connaît pas grand-chose. C’est flippant mais stimulant à la fois.

JMR : Tu es d’origine russe…

TG : Mon vrai nom est Julius Herbert Gubenko. Mon père, ma mère et mes deux sœurs ont émigré aux USA en 1921. Je suis né à Brooklyn le 13 octobre 1924. Un quartier très riche en matière d’arts, de cultures, de rencontres de gens hétéroclites. Brooklyn était un endroit béni à cette époque. On apprenait beaucoup de ces échanges, les gens se retrouvaient souvent les uns chez les autres. Il y avait un véritable partage entre tous, une grande solidarité.

JMR : Il y a d’autres grands musiciens nés le 13 octobre …

TG : Oui, j’en connais trois : Art Tatum, Ray Brown et Lee Konitz, qui est toujours vivant d’ailleurs, heureusement, un autre rescapé de cette horrible faucheuse sans dent de scie, mais qui arrive toujours quand même à vous rattraper (rires). J’ai eu la chance de jouer avec Art une ou deux fois ; Ray était un ami très proche, avec lequel j’ai souvent joué dès le milieu des années 60. Nous nous sommes rencontrés à New York en 1945, quand il jouait avec Charlie Parker et Dizzy. Bien plus tard, on se voyait très régulièrement quand il revenait chez lui à Los Angeles, entre deux tournées. Il n’y était pas souvent, c’était un véritable courant d’air durant les vingt dernières années de sa vie ! (rires). Quand à Lee, nous ne nous sommes pas souvent croisés mais je l’adore.

JMR : Tu es né dans une famille de musiciens.

TG : Ah oui ! Mon frère aîné m’a enseigné la batterie puis le xylophone. Mon père était un excellent violoniste et chef d’orchestre. Le nom de cet orchestre s’appelait « The Radio Novelty Orchestra », très connu pour animer les mariages, les bals. L’orchestre jouait beaucoup dans les bars. Dès que j’ai maitrisé la batterie convenablement, mon père m’a engagé dans son orchestre. Cela a été mes réels débuts. Mon père m’enseigna non seulement les affaires dans le domaine du show business mais aussi une bonne partie des racines musicales juives. Nous jouions énormément pour la communauté juive, qui était grande, ainsi que tout le répertoire de la musique populaire russe, très prisé à New York à cette époque.

JMR : Tu as d’ailleurs enregistré un album uniquement de chansons juives (1)

TG : Oui, absolument. Shelly Manne et son groupe réalisa un album du genre deux ans auparavant (2). Shelly est certainement le premier à vouloir produire un album sur ces mélodies qui ont bercé notre enfance. Shelly vient aussi de l’Europe de l’Est. A l’époque où j’enregistrais cet album, Quincy Jones était le directeur artistique chez Mercury. Il arriva à la séance puis repartit soudainement. Un peu plus tard, devine qui il avait fait venir afin d’arranger une partie de notre répertoire ? Lalo Schifrin ! Ce sacré Lalo, il peut décidément tout arranger, incroyable ! Lalo est également un ami proche depuis plus de 55 ans, un des plus grands arrangeurs de tous les temps et un super pianiste aussi ! Je l’ai vu il y a 3 semaines à mon anniversaire.

JMR : D’ailleurs, la pianiste de ton groupe, à cette époque, est devenue très connue un peu plus tard…

TG : Tu peux le dire. Elle se nommait Alice McLeod. Une ou deux années plus tard, elle épousa John Coltrane et s’appela Alice Coltrane. C’était vraiment une magnifique pianiste mais elle était également une superbe harpiste. Elle a débuté sur cet instrument à Detroit, sa ville natale. C’est là-bas que je l’ai d’ailleurs vue et entendue pour la première fois. Elle swinguait à tuer un taureau ! (rires)

JMR : Revenons à Brooklyn, dans ta tendre jeunesse…

TG : Peu de gens le savent mais j’ai rencontré, tout gosse, deux autres types qui allaient devenir de grands jazzmen : le batteur et compositeur Tiny Kahn et le guitariste Chuck Wayne. Nous avons grandi ensemble, dans le même quartier. J’ai commencé à jouer de la batterie et mon frère un peu plus âgé, Sol, jouait du xylophone. Cet instrument m’intriguait beaucoup et me passionnait. Mais Sol était plutôt strict et je savais que c’était son instrument et qu’il ne fallait ne pas y toucher. Un été, nous étions engagés dans un casino-hôtel. Sol pratiquait le golf. Dès qu’il tournait les talons, secrètement, je me suis mis à jouer et à apprendre les rudiments du xylophone, sans qu’il ne le sache bien sûr. Le premier titre que j’ai appris s’intitulait « The Boulevard of Broken Dreams. » Nous répétions la journée dans la salle où nous jouions le soir. Un jour, le patron du casino passait par là et m’a entendu. Il est venu me voir et a lancé cette phrase : « Hey, dis donc, fiston, tu joues bien du xylophone. J’organise un concours de musiciens amateurs, je pense que tu devrais y participer car tu as de grande chance de gagner ou d’arriver dans les premiers ». J’étais très étonné et bien emprunté à la fois car ce n’était pas mon instrument de prédilection. J’ai bien réfléchi et suis allé le trouver en lui disant : « OK, mais ne le dites pas à mon frère, il ne sait pas que j’en joue, il va me tuer ! »(rires). A l’étonnement général, Sol fut agréablement surpris de m’entendre jouer aussi bien de son instrument. Mieux encore, il m’encouragea. Donc, je pris des cours avec un grand professeur nommé Fred Allbright. Il avait vu en moi un certain talent. Il mettait 3 heures pour venir à la maison me donner sa leçon et 3 heures pour rentrer chez lui, tout ça pour trois dollars ! Quel type magnifique et quelle patience il a eut à mon égard.

JMR : Tu étais aussi passionné de boxe à cette époque. Quel âge avais-tu ?

TG : La boxe représentait beaucoup pour moi effectivement. J’étais très athlétique et avais neuf ans à l’époque. Mais la musique restait toujours le plus important à mes yeux. Fred, mon prof, donc, me donnait une leçon et me demandait: « tu comprends ce que je joue ? », et je lui répondais: « oui, bien sûr Monsieur ». Puis, je lui rejouais exactement tout ce qu’il venait d’interpréter. Il me donnait de la musique très difficile à interpréter, comme la chanson « Flight of the Bumblebee ». Mais à chaque fois, je lui rejouais tout. J’avais une excellente mémoire. (rires) Au bout de deux mois, il avait compris que je mémorisais tout. Un jour, il est arrivé et m’a tendu une partition. Il me dit « OK, joue à partir de cet endroit ». Et là, j’étais totalement perdu car je ne lisais pas la musique. Il m’avait eu. (rires)

JMR : A l’âge de 12 ans, tu remportes un autre concours …

TG : C’était un des concours les plus populaires à la radio de l’époque, « The Major Bowes Amateur Hour ». C’est à partir de ce jour que les offres ont réellement commencé à affluer. Mais je devais aller à l’école. Je n’étais pas un bon élève mais mes parents insistaient toujours et encore. Pendant que mes camarades apprenaient leurs leçons studieusement, j’écrivais de la musique et pratiquais mon instrument. Un jour, le professeur me poussa à bout en disant que j’étais « un retardé ». Retardé ? Moi ? Tu parles ! Il ne savait pas à qui il avait affaire. (rires) C’est alors que je lui ai donné deux coups de poing. Il s’est retrouvé par terre, KO. J’ai été renvoyé de l’école, ce qui m’arrangeait plutôt bien car c’est ce que je cherchais (rires). C’est de là que mes camarades m’ont nommé Terry, à cause d’un champion de boxe qui s’appelait Terry Young. Ils me disaient que je boxais un peu comme lui. Sans le vouloir, j’étais devenu une vedette et un peu « le dur » du quartier. (rires)

JMR : Tu savais ce que tu voulais faire dans ta vie dès cette époque ?

TG : Bien sûr, je voulais devenir un musicien de jazz. Je suis parti en tournée dans tous les Etats-Unis avec l’orchestre de Judy Kayne (3). J’étais l’attraction de l’affiche : « Judy Kayne Orchestra featuring Terry Gubenko à la batterie et au xylophone ». Music Corporation of America (MCA) était la plus grosse agence de placement d’orchestres à l’époque. Un des types qui s’en occupait n’aimait pas mon  nom. Un jour, je vois sur l’affiche « Judy Kayne and her Orchestra featuring Terry Gibbs on drums and xylophone ». Interloqué, je me suis dis que j’étais viré et qu’ils avaient trouvé un autre gars à ma place, jouant des deux instruments. Cette situation me paraissait vraiment incroyable mais elle était vraie. Je cherchais longtemps dans ma mémoire mais je ne connaissais pas ce nom et n’en avais jamais entendu parler, bien évidemment. C’est ce même type qui est venu me voir un peu plus tard et m’a rétorqué : « Ca, c’est un vrai nom de scène, pas Gubenko! », sans me donner plus d’explications. Puis il est reparti. Je savais donc que je faisais toujours partie de l’orchestre et que c’était bien moi ! (rires). En résumé, on m’a attribué un nouveau nom sans me demander ni mon avis ni m’avertir. Mais « Terry Gibbs » me plaisait assez bien je dois l’avouer. Par contre, c’est ma mère qui ne l’accepta pas au début car elle disait sans cesse: « qui va savoir que c’est mon fils ? » (rires)

JMR : Et puis, c’est la deuxième guerre mondiale…

TG : Eh oui. A 18 ans, me voilà parti dans les troupes de chars. J’étais prêt à partir pour combattre en Europe. Un jour, on m’envoya à Dallas, Texas, je ne sais toujours pas pour quelle raison d’ailleurs. Dallas était la base du 8ème régiment de service des commandes chargé de produire des films, de la musique et des émissions de radio exprès pour l’armée américaine. Un jour, j’ai entendu qu’ils cherchaient un percussionniste. Je me suis présenté comme batteur, percussionniste, compositeur-arrangeur. Par chance inouïe, je fus engagé immédiatement. Nous jouions toutes sortes de musiques. Cela m’a permis d’apprendre beaucoup de choses différentes, d’être ouvert en matière de styles musicaux, la façon de jouer, de s’adapter afin de réussir à jouer un maximum de morceaux.

JMR : Et là, pendant une de tes permissions, ta vie de musicien va totalement basculer…

TG : Cela restera le choc de ma vie, quoi qu’il advienne. En 1945, je rentre voir mes parents à New York et sur qui je tombe ? Mon pote Tiny Kahn, devenu batteur entretemps. Il me dit : « tu veux entendre quelque chose d’extraordinaire ?». Je lui ai dit « oui » mais me demandais ce qu’il allait bien pouvoir me faire écouter, vu que j’étais musicien professionnel et que je connaissais pas mal de choses en la matière. Il me dit « il y a une nouvelle musique qui s’appelle « Be-Bop » ». Je me suis dit qu’il inventait et qu’il me faisait une farce. Nous partons pour la 52ème Rue et il m’emmène dans le club « The Three Deuces ». Et là, c’est le choc irréversible, la bombe atomique de ma vie. Il y avait Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Bud Powell, Ray Brown et Max Roach ! Mon Dieu, je ne pouvais pas croire ce que j’entendais. Personne n’avait joué comme ça auparavant ! Je ne savais pas ce que c’était mais ces types jouaient fabuleusement bien. Chaque chorus joué semblait écrit. Comme une partition de George Gershwin ou de Benny Carter. Je ne comprenais absolument rien à ce qu’ils interprétaient. J’en ai fait une dépression nerveuse car cette musique, je ne la connaissais non seulement pas mais je ne la comprenais encore moins. Donc, si je voulais être dans le coup, je devais travailler très dur afin d’en connaître les secrets. Mes héros étaient alors Count Basie, Benny Goodman, Roy Eldridge, Lester Young … et voici maintenant qu’arrivaient ces types venus d’une autre planète ! (rires). Ma permission à l’armée durait 15 jours et je suis resté les 15 jours dans la 52ème Rue ! Je les suivais partout, pour tout voir, tout entendre. Ils jammaient encore à 10 heures le matin, j’y étais. A 14h, ils revenaient, je m’y trouvais aussi. Je ne dormais plus. Dès lors, je ne suis pas rentré voir mes parents, je dormais dans la rue. Je ne me suis pas douché pendant 15 jours ! (rires) Je voulais tout savoir et tout comprendre de cette musique. Un beau jour, des policiers sont venus vers moi et m’ont attrapé : « C’est toi Terry Gibbs? » et j’ai répondu: « oui ». Je me demandais pourquoi ils étaient après moi. Ils m’ont dit que mes parents avaient lancé un avis de recherche, vu que je n’étais jamais rentré à la maison et que je n’avais pas donné de news depuis ! Ah ! La jeunesse…(rires)

JMR : Ce fut difficile de repartir à l’armée …

TG : Je ne voulais plus repartir, évidemment, mais je le devais. De retour à Dallas, je me suis mis à écrire des thèmes Be-Bop. Enfin, j’essayais, avec ce que j’avais retenu mais cela ne sonnait pas bien. On ne peut pas apprendre une telle musique comme ça, en quelques jours. Cela requiert des mois, voire des années. Evidemment, dès mon service terminé, je fonçais à nouveau dans la 52ème rue et là, j’ai commencé à apprendre, rencontrer, connaître tous ces types et petit-à-petit, jouer avec eux.

JMR : Quoi qu’on en dise, ton jeu au vibraphone reste très percussif et mélodique à la fois.

TG : C’est vrai. Ma principale influence vient de Dizzy. J’ai tout retravaillé ma façon de jouer et me suis totalement inspiré de lui.

JMR : Tout comme le jeu de Buddy DeFranco avec celui de Charlie Parker …

TG : Absolument. Buddy travailla très dur pour y arriver, car phraser comme Charlie Parker sur une clarinette, même encore aujourd’hui, relève de l’impossible. Je ne connais personne qui soit arrivé à la cheville du grand talent de Buddy. Personne. Eddie Daniels est excellent  mais il n’a pas la même démarche. A mes yeux, Buddy est absolument fabuleux !

JMR : Buddy est de 1923…

TG : Nous sommes de vieux papys aujourd’hui, c’est vrai. Nous nous parlons 2 à 3 fois par mois. Il vit en Floride maintenant. Nous sommes comme deux frères jumeaux, aussi bien à la ville comme à la scène. Nous ne nous sommes jamais disputés, n’avons jamais eu un mot plus haut que l’autre. Nous formons un duo idéal. (4)

JMR : Quand est-ce que vous vous êtes rencontrés tous les deux ?

TG : Nous avons appris à nous connaître assez tard. Nous étions sur la même affiche au Ronnie Scott’s Club à Londres en 1980. Je jouais un set avec mon groupe et lui un avec le sien. Et Ronnie est venu nous demander si nous ne pouvions pas jouer un morceau ensemble. Nous avons alors enflammé la salle. Le jour d’après, nous avons joué deux morceaux et ainsi de suite. A la fin de la semaine, nous avons convenu de créer un groupe tellement nous nous entendions bien. Et depuis, chaque année, nous avons parcouru le monde entier. Notre groupe a duré 25 ans …

JMR : Donc, tu t’es vite adapté au be-bop ?

TG : Euh… Oui et non, car il m’a fallu beaucoup de temps afin de pouvoir tout jouer. C’est un des styles les plus difficiles qui soient. Mon premier gig « Be Bop » fut avec le grand chanteur Babs Gonzales, Roy Haynes, Bobby Tucker, l’excellent pianiste de Billy Eckstine et Gene Raney à la basse. Beaucoup de groupes n’étaient formés d’ailleurs que pour un ou deux soirs. C’est de cette manière que nous pouvions jouer avec beaucoup de musiciens et nous connaître les uns les autres. J’ai joué souvent avec l’excellent guitariste Bill De Arango, le pianiste Harry Biss, que tout le monde a oublié aujourd’hui et beaucoup d’autres encore. J’ai également joué dans un excellent quintet avec le magnifique ténor Allen Eager and Max Roach. Allen était très populaire à l’époque car il faisait la transition entre l’époque Swing, influencé par Lester Young et le Be-Bop. Sa vie fut des plus troublées, il n’a jamais eu la reconnaissance qu’il aurait dû, c’est certain. (5)

JMR : A propos de vibraphone, tu as étudié la musique classique …

TG : J’avais un professeur allemand avec lequel j’ai étudié les percussions classiques, c’était à la Juilliard. J’ai même joué dans des orchestres symphoniques mais ce n’était pas mon truc. Il n’y a pas beaucoup de place pour les percussions. Je me trompais toujours, je devais compter les mesures, il y en avait parfois 100 ou 200 cents et je devais faire « boum boum ». Puis encore 300 cents autres mesures et refaire la même chose, « boum boum ». Souvent, je jouais quand ce n’était pas à moi et quand c’était vraiment mon tour, je ratais ma partie ! Un vrai casse-tête. (rires)

JMR : Je souris quand je pense que tu as fait partie du premier groupe be-bop qui se produisit en Suède.

TG : Ca, tu peux le dire. Nous avions tous entre 21 et 23 ans et étions quasi inconnus : Chubby Jackson à la basse, Conte Candoli à la trompette, Lou Lévy au piano, Denzil Best à la batterie et Frank Socolow au ténor. (6) Nous sommes partis 10 jours en mer. Il faisait très froid, nous nous gelions les fesses (rires). Nous étions logés en 3ème classe, nous n’avions pas d’argent mais nous étions tous des gamins très soudés. Notre but était de jouer du mieux que nous pouvions là-bas afin de leur montrer que nous étions vraiment excellents. Ce qui nous animait, c’est la passion pour la musique ; que tu sois payé 10’000 dollars US ou 10 cents, pour nous, c’était égal, seule la musique comptait. Aujourd’hui, c’est devenu l’inverse : seul le business compte et c’est pour cette raison que nous n’avons plus beaucoup de musiciens aussi passionnants. Tout ceci tue l’Art. Mais où est la musique, où se trouve l’Art là-dedans, je te le demande… Bref, nous avons fait un tabac en Suède. Nous avons constaté que les Européens nous traitaient comme des rois, comme de vrais artistes, et pas comme aux USA où nous n’étions pas bien considérés. Nous donnons toujours 150 % de nos moyens. Nos amis suédois ont vraiment été fantastiques avec nous. Cela nous a ouvert toutes les portes pour d’autres tournées à venir. Pour dire la vérité, nous avons joué be-bop avant même l’arrivée de Dizzy Gillespie et son big band. Je ne mens pas, c’est vrai. Du coup, nous étions considérés comme les précurseurs de cette musique ! (rires) Incroyable, non ?

JMR : Toi et Chubby Jackson êtes devenus des potes, des amis très proches …

TG : (rires) Absolument. D’ailleurs, quand j’entends son nom, je ne peux pas m’empêcher de rire. Il était fou mais très attachant. Il était le chef d’orchestre le plus irresponsable du monde, totalement à côté de la plaque. C’était tout bonnement hallucinant! A l’époque, nous jouions 40 minutes, avions 20 minutes de pause et on repartait pour un deuxième set. Avec lui, on jouait 90 minutes d’affilé, puis il disait au patron du club « nous revenons dans un petit moment » mais le petit moment pouvait durer plus d’une heure! (rires) Non, il était vraiment fou. Nous n’avons jamais joué deux fois à la même place, jamais (rires). Il parlait encore et encore et ne regardait jamais sa montre. Les patrons des clubs nous ont souvent virés à cause de ça. Il était ingérable. Mais je l’adorais tellement.

JMR : Donc c’était le fameux groupe qui voyagea en Suède …

TG : Exactement. Je me rappellerai toujours du premier concert que nous avons donné là-bas. A la fin de celui-ci, le public nous lança 84’000 fleurs sur scène! Nous croulions sous celles-ci et nous ne savions pas ce qui nous arrivait! (rires). Nous étions considérés de la même manière que de grands musiciens de musique classique. Ils appréciaient vraiment notre musique. Je pense que les suédois ont toujours été de grands amateurs et défenseurs du Jazz. D’ailleurs, ce pays a produit de nombreux remarquables musiciens. (7)

JMR: Dès ton retour, tu n’as pas attendu longtemps avant d’être engagé par Buddy Rich…

TG: Non effectivement, Buddy m’a appelé et c’est comme ça que j’ai joué dans son orchestre. Que dire de Buddy Rich car il y aurait beaucoup à raconter … Il avait deux facettes, comme Benny Goodman, mais pas les mêmes ! Il pouvait être absolument adorable, gentil, vous aider comme il pouvait, et un des types les plus horribles qui soient ! Mais je n’ai pas eu beaucoup de problèmes avec lui car il m’aimait bien, étonnamment. Buddy était le plus grand batteur du monde, c’est clair, et tout le monde dans le show business l’a dit pendant 50 ans; et je pense très sincèrement qu’il le reste encore aujourd’hui. Ses meilleures prestations enregistrées, à mon avis, furent celles où il jouait avec les musiciens de son niveau, c’est-à-dire avec Art Tatum, Oscar Peterson, Dizzy, Ray Brown , « Sweets » Edison, Lionel Hampton, Benny Carter, Hank Jones, Charlie Parker, Lester Young, … tous ces types …  Ses trios avec Oscar (Peterson) et Ray (Brown) entre autres restent un must à mes oreilles. Là, il sortait le grand jeu ! A cette époque, il était adoré du public noir, c’était une icône. Il jouait très souvent à l’Apollo. Nous travaillions quatre soirs par semaine. Il nous payait 15 dollars US la soirée, autant dire que ce n’était pas extra. Buddy ne s’est jamais préoccupé d’argent. Pour lui, c’était la musique et son public. Nous avons tourné pas mal à travers le pays mais c’est en Californie où nous étions les mieux reçus et les plus payés. L’orchestre était vraiment excellent, avec de bons arrangements et solistes. Pour ma part, il n’était pas loin de celui de Woody Herman à l’époque.

JMR : Tu as quelques anecdotes bien sûr …

TG : Des millions ! Nous jouions au baseball car tous les orchestres, à cette époque, avaient son équipe. Nous nous amusions comme des fous. Bref, un jour, nous nous entraînions et Buddy s’est cassé le poignet gauche. Il est parti à l’hôpital et on lui a mis un plâtre. Bien sûr, les médecins lui ont interdit de jouer. Evidemment, il est arrivé le soir même pour le concert, comme de si ne rien n’était. Tu vas le croire ou pas : quand il prenait ses solos de batterie, il utilisait son pied droit à la place de sa main droite, et sa main droite à la place de sa main gauche. Ce qu’il faisait de ce pied et de cette main dépassait l’entendement ! Vous n’avez jamais entendu, ni vu, un truc pareil. Ce furent les meilleurs solos de batterie que j’aie entendu par Buddy et peut-être les meilleurs jamais joués. Il aurait fallu avoir un enregistreur ! Quelques semaines plus tard, il nous a dit : « J’en ai assez de ce plâtre, je l’enlève ! » Tout le monde lui a dit qu’il était fou. « Fichez-moi tous le camp et laissez-moi tranquille !» et il nous a claqué la porte au nez, furieux ! Quelques instants après, il est arrivé, sans son plâtre, son bras était atrophié bien évidemment. On s’est tous dit qu’il ne pourrait jamais prendre une baguette. Eh bien, il a joué exactement comme s’il ne l’avait jamais rien eu de cassé ! Et il a ajouté :« Et les docteurs peuvent tous aller où je pense ! ». Complètement hallucinant ! Il s’est d’ailleurs cassé plusieurs fois les poignets durant sa carrière (rires). Ce type était vraiment hors norme ! Avec les gars de l’orchestre, il se comportait de manière très dure. Il pouvait s’en prendre à n’importe qui, comme ça, et lui lançait : «Ce soir, si tu te plantes, je te vire !» Du coup, le moral de l’orchestre était au plus bas et tout le monde avait très peur. (8)

JMR : Il faut dire que les musiciens de son orchestre n’étaient pas des saints …

TG : On peut le dire … Ils étaient quasi tous drogués et ce tout le temps. La cocaïne, la morphine, bref, tout y passait. Tous sauf Buddy, Johnny Mandel et moi. Johnny jouait déjà de la trompette basse comme un fou, un grand musicien, qui est devenu l’arrangeur-compositeur que l’on connaît.

JMR : Raconte-moi la fois où il t’a laissé dans le désert …

TG : J’y pense encore … En tournée, Buddy conduisait sa Cadillac. Il me demandait souvent de venir avec lui. Une nuit, après un gig, à 4 heures du matin, nous sommes partis sur la route pour le prochain concert du soir suivant. Cette fois, nous devions traverser le désert de l’Arizona. La seule chose que je prenais, c’était parfois un joint. Buddy en avait essayé un le soir d’avant et il avait aimé. Il ne buvait pas et ne s’est jamais drogué. Nous avons décidé d’en fumer un avant de partir. Pendant le trajet, j’ai dit à Buddy à quel point les gars de l’orchestre étaient tous shootés ce soir-là et qu’il ne pouvait pas laisser faire ça. Il m’a répondu : « OK, arrête de me parler de ça, tu me casses les oreilles. Tu n’es pas content ? Eh bien sors de ma voiture ! ». Je lui ai rétorqué : « au milieu du désert ? ». Il m’a jeté dehors et il est parti ! Me voici seul dans la nuit noire, à 4h30 du matin, dans le désert avec les serpents et tous ces animaux venimeux. J’entendais des bruits bizarres et je paniquais complètement. C’était terrible ! Je pensais que Buddy allait revenir me chercher mais je me suis totalement trompé. J’ai cru que j’allais mourir. Par miracle, une heure et demi plus tard, le bus de l’orchestre est passé par là. J’étais sauvé !

JMR : Et quand tu as revu Buddy après cette nuit, que s’est-il passé ?

TG : J’ai voulu lui balancer deux coups de poing dans la figure pour le mettre KO car j’étais hors de moi. Mais je ne l’ai pas fait et je ne sais d’ailleurs toujours pas pourquoi aujourd’hui. Je pense qu’il a cru qu’à travers ma remarque, je le traitais de gros c… que de laisser faire ça dans son orchestre. Il pouvait être très méchant mais il restait le meilleur batteur du monde.

JMR : Tu as été l’un des derniers à lui rendre visite à l’hôpital avant qu’il ne décède en 1987.

TG : Oui, ce fut un moment très pénible de le voir dans cet état. Ray Brown et moi sommes allés le voir quelques heures avant qu’il meurt. J’étais choqué. Il était à moitié paralysé et il nous tenait les mains. Son humour restait toujours aussi corrosif. Il avait demandé à Mel Tormé : « Je veux que Ray Brown, Harry « Sweets » Edison et Terry Gibbs jouent à mon enterrement. » Ray et « Sweets » étaient injoignables. Donc, je me suis retrouvé seul et ce fut un des moments musicaux les plus pénibles de ma vie.

JMR : Donc au bout d’une année, tu quittes Buddy pour Woody Herman …

TG : En fait, j’en avais assez. Quatre des musiciens sont partis en même temps de San Francisco. Johnny Mandel voulait tenter sa chance à Los Angeles. Il a bien fait. Et il y avait Jackie Carmen, trombone, Frank Lapinto, trompette, et moi-même. Nous avons décidé tous les trois de rentrer à New York d’une seule traite avec la voiture de Jackie. Nous avons eu bien des déboires. Le voyage a duré sept jours ! Au bout de deux jours, nous n’avions plus d’argent donc la mère de Frank nous en a fait envoyer. La voiture est tombée en panne plusieurs fois et elle a rendu définitivement l’âme aux portes de New York ! Bref, je suis arrivé à la maison après une semaine où je ne m’étais pas lavé et où je n’avais pas dormi. Je me suis dit : « plus de tournée, terminé, fini ! J’en ai assez ! ». Une demi-heure après mon arrivée, le téléphone a sonné. C’était Woody Herman qui voulait que je commence dans son orchestre immédiatement. Je ne pouvais pas y croire ! Le meilleur orchestre du monde à cette époque avec tous ces grands solistes … J’ai pris une douche, refait ma valise et je suis reparti de suite ! Ma mère est arrivée entre temps et je lui ai dit : « Maman, bonjour et au revoir ! ». Elle n’a rien compris de ce qui se passait ! (rires)

JMR : Woody a toujours été hautement respecté dans le métier …

TG : Evidemment, il était fabuleux à tous les points de vue. Il était ouvert, s’occupait de tout le monde, il aimait les jeunes et les poussait à trouver leur voie. Il y aurait tellement de choses à dire à son égard. Un tout grand Monsieur. Il perdait de l’argent mais il gardait son orchestre car il en était très fier. Nous l’aurions tous été à sa place, n’est-ce pas ? Son seul point faible : il n’était pas aussi bon musicien que les autres membres de son orchestre mais ce n’est qu’un détail. J’ai toujours pensé qu’il aurait dû persévérer en tant que chanteur car il avait une belle voix et une belle personnalité. Nous avons tous énormément appris de lui, que cela soit en musique, la manière de se présenter, de penser, réfléchir … Toutes les choses de la vie. Un vrai exemple pour tous.

JMR : Comment cela se passait-il avec les membres de l’orchestre ?

TG : Avec moi, la relation était bonne mais une fois de plus, j’avais quitté un orchestre de drogués pour en retrouver un autre … Il y en avait un tout petit peu moins chez Woody. C’est toujours difficile de bien se placer vis-à-vis de ces gens car on ne sait jamais ce qui peut arriver. A part Chubby Jackson et moi, nous étions, je crois, les seuls à ne pas toucher ni à la drogue ni à l’alcool à l’époque. Woody aimait boire son verre mais toujours après les concerts. Il n’a jamais touché à la drogue. Mais la musique était tellement fantastique, avec de tels solistes et arrangeurs ! Tous les saxes bien sûr ; Bernie Glow, un des grands trompettes que les amateurs ne connaissent pas vraiment, Ernie Royal, fabuleux lead trompette entre autres, Red Rodney, Earl Swope, Bill Harris, Don Lamond, Lou Levy, Chubby Jackson … Et les arrangeurs comme Shorty Rogers, Johnny Mandel, Ralph Burns, Neal Hefti, Jimmy Giuffre, Al Cohn, et mon  pote Tiny Kahn, un tout grand batteur mais aussi compositeur et arrangeur, décédé tellement jeune (9) … Quel orchestre extraordinaire !

JMR : Ton premier « hit » a d’ailleurs été enregistré à ta première séance avec l’orchestre.

TG : Tout à fait, en 1948. J’avais composé « Lemon Drop » quand nous étions en Suède avec le sextet de Chubby. Nous l’avions souvent joué là-bas avec un grand succès. Pour la séance, Woody a eu l’idée de rajouter des voix sur la mienne. J’imitais un peu Popeye. Les trois autres voix sont celles de Woody, de Chubby et de Shorty Rogers, qui en était l’arrangeur. C’est devenu immédiatement un hit, tout le monde désirait l’entendre, même plusieurs fois par soir, jusqu’à quatre ou cinq fois ! Mon salaire est passé de 150 dollars US à 175 !

JMR : Parle-nous des fameux « Four Brothers »…

TG : Mon Dieu ! On les appelait ainsi non pas parce qu’ils étaient comme des frères, pas du tout. C’était en référence à la drogue car ils s’y trouvaient en plein dedans. Les plus « out » de l’orchestre, c’était bien eux, sans contestation. Mais, en réalité, il y avait cinq saxes : Zoot Sims, Al Cohn, Stan Getz, Serge Chaloff et on oublie toujours Sam Marowitz à l’alto. On parle des quatre car, en finalité, il y avait trois saxes ténors et un baryton dans les solos qui se renvoyaient la balle mais si tu écoutes bien tous les passages de l’ensemble, il y a un son d’alto également. (10)

JMR : Et les tournées ?

TG : Ce n’était pas trop difficile car nous passions souvent de longs moments à la même place, un mois au « Blue Note » à Chicago, un mois à l’ « Empire Room » à Los Angeles, un mois au « Royal Roost » à New York, etc.

JMR : Finalement, tous ces musiciens mythiques ne sont pas restés si longtemps dans      l’orchestre…

TG : Non, c’est vrai, une année, pas plus. Comme je l’ai déjà raconté, la plupart d’entre eux étaient drogués et alcooliques; Woody devait faire avec. Il le savait mais il les gardait car ils possédaient tous un son fabuleux et unique; ils donnaient à cet orchestre un son inimitable. Pour moi, ses deux meilleurs bands ont été « The First Herd » et le « Second Herd ». Ils sont partis les uns après les autres, le premier étant Zoot fin 1948. Ils ont tous été remplacés mais ce ne fut plus la même chose après. Il s’est vraiment passé une alchimie dans l’orchestre à cette époque qui restera unique dans le jazz. La seule chose qui me dérange toujours aujourd’hui est que les solistes n’avaient pas beaucoup de place pour briller. Il y avait quelques mesures par ci par là mais rien de long. C’était très frustrant. Il faut dire qu’il y avait des raisons : les types n’étaient pas dans leur état normal donc il ne fallait pas trop leur en demander et, de plus, c’était comme ça à l’époque. Les longs solos, c’était pour les petites formations, pas pour les grandes. C’est pourquoi, dans mon orchestre « Dream Band », j’ai insisté pour que les solistes puissent s’exprimer plus longuement.

JMR : Pourquoi es-tu parti de chez Woody en 1949 ?

TG : Avec tout ça, je m’étais marié à Los Angeles et j’ai compris qu’il fallait que je cohabite mieux avec ma femme, sinon ça allait tourner au désastre. Et puis Woody a eu un nouveau manager. Il a essayé de baisser nos salaires. J’ai aussi découvert qu’il était dans le trafic de stupéfiants donc notre orchestre était un sacré gagne-pain pour lui ! Bref, ma femme Donna et moi-même sommes arrivés à New York. Je pensais trouver du travail facilement mais rien du tout. A part un gig de deux semaines avec Stan Getz et Lou Lévy, impossible de trouver quoi que ce soit. Tous mes potes, Miles Davis et les autres, ne travaillaient pas non plus. Nous n’étions pas si connus que ça à l’époque. En fait, notre nouvelle génération n’avait pas bonne presse à cause de toute cette drogue et cet alcool qui avaient été dévoilés au grand jour. Avant, c’était caché, mais on en a beaucoup parlé dès la fin des années 40. Un jour, je suis tombé sur Louie Bellson qui m’a dit qu’il fondait un sextet avec Charlie Shavers, Lou Lévy, Oscar Pettiford et le clarinettiste Jerry Winter. J’ai été engagé et nous avons tourné pendant six mois environ. Tommy Dorsey nous a entendus et a voulu à nouveau engager Louie et Charlie. Tommy ne m’aimait pas vu qu’il m’avait déjà viré de son orchestre. Mais il m’a tout de même engagé. Nous jouions toujours les mêmes arrangements qu’il avait depuis 10 ans ; il ne changeait rien, pas une note. Un jour, j’ai enfin compris pourquoi : il avait un nombreux public qui venait de partout. Tous les soirs, c’était plein, les gens faisaient la queue devant les halls et les clubs, son carnet était rempli toute l’année ! J’en ai donc déduit qu’il n’allait rien changer.

JMR : Tu en as eu marre et tu es parti un soir …

TG : Exact. En 1945, Tommy Dorsey a fait appel à moi. J’ai traversé tous les USA en train, c’est-à-dire de New York à Los Angeles, pour le rejoindre. Quand je suis arrivé, il y avait déjà Louie et Charlie dans l’orchestre. Au bout du deuxième morceau, je me suis rendu compte que c’était une musique qui avait 80 ans à mes oreilles (rires). J’ai dit à Tommy que ce n’était pas cette musique que je voulais jouer mais du « Be Bop ». Il m’a viré ! Je suis resté dans l’orchestre environ une heure ! (rires) Donc me revoici, quelques années plus tard, dans ce même orchestre, jouant les mêmes thèmes et arrangements, avec les mêmes musiciens! (rires). Je jouais 12 mesures toutes les 30 minutes. Donc, autant dire rien. Musicalement, ce n’était pas la joie pour moi. Un soir, j’ai décidé de partir définitivement, sans rien dire à personne, ni même donner mon congé.

JMR : Et c’est à ce moment-là que Benny Goodman t’appelle …

TG : Après mon départ de chez Tommy, je n’ai plus travaillé pendant six mois. Je ne trouvais pas de travail, les « be-boppers », on ne les voulait pas. Un jour, Benny Goodman m’a appelé pour faire un show TV. Je me suis dis que c’était formidable de pouvoir jouer avec lui car, en plus d’être un géant et une star, j’allais être payé beaucoup mieux que tout ce que j’avais eu jusqu’à présent. Il m’a offert 75 dollars US la semaine, ce qui n’était pas bien payé du tout ; mais comme je n’avais pas de job, c’était toujours ça de gagné. Quelques jours plus tard, j’ai commencé à recevoir des téléphones de producteurs de disques pour enregistrer des parties de vibraphones dans beaucoup d’orchestres et de sessions différentes. Rien que de voir mon nom avec Benny, j’ai décroché beaucoup d’affaires alors qu’auparavant, personne ne m’appelait.

JMR : On a entendu et raconté beaucoup d’histoires le concernant …

TG : Oh ! Des milliers oui, une grande partie reste vraie ! Il vous payait très mal et toujours le même salaire si vous ne lui demandiez pas d’augmentation. En huit semaines, je suis passé de 75 dollars US à 500 ! Véridique (rires) ! Mais il y avait une façon de lui parler que j’ai apprise grâce à Teddy Wilson. Benny était quelqu’un vraiment de très radin. De tous, il remporte la palme haut la main ! (rires) ! Je l’ai vu payer un repas à notre groupe une seule fois en deux ans ! Et nous n’étions six. Quand vous lui parliez, il ne fallait pas le regarder dans les yeux. De cette manière, il était intimidé. Les gens en avaient peur car il était fameux et il avait une réputation d’être un homme pas facile. Au début, il était méfiant envers moi puis il s’est mis à m’aimer car les producteurs et les organisateurs me connaissaient et m’appréciaient. Il m’appelait « Gubenko », mon vrai nom de famille. Je n’ai jamais su pourquoi il s’en souvenait. J’ai dû être le seul … Très étonnant mais vrai ! Il appelait tout le monde « Pops » car il ne se souvenait d’aucun nom, pas même ceux des musiciens avec lesquels il a joué très longtemps ! Un jour, pendant un show, on lui a demandé : « comment s’appelle votre pianiste ? » Stupeur. Silence. Il rétorqua : « This is «Pops », my piano player ». Il avait oublié le nom de …  Teddy Wilson (rires) ! Un jour, son agent a eu l’idée de réunir les musiciens de son orchestre d’avant guerre. Ils sont tous venus. Il a regardé la section de trompettes et a dit : «où est le trompettiste qui a joué avec moi pendant longtemps ? » C’était Ziggy Elman. Il était bien présent. Il ne l’a non seulement pas reconnu mais ne s’est pas  souvenu de son nom ! Il a continué à s’exclamer: « Je veux ce trompettiste, trouvez-le moi » (rires) !

JMR: Il ne se rappelait  même pas du prénom de sa femme, d’après ce que m’a raconté « Gates » (Lionel Hampton).

TG: Oh que non ! Il l’appelait aussi « Pops » (éclats de rires).

JMR: Comment était-ce musicalement avec lui ?

TG: C’était une musique plus « classique » que ce que je jouais auparavant mais c’était tout même Benny Goodman ! Il avait un son incroyable, une technique fantastique. Ce qui m’a dérangé le plus, c’était que je ne suis jamais arrivé à jouer un solo dans son entier. Il me laissait 8 mesures et quand je commençais à swinguer, il reprenait sa clarinette et jouait « par-dessus » mon improvisation. C’était très frustrant et rageant, mais c’était tout lui ça. Nous répétions 3 ou 4 fois par semaine. On regardait surtout les morceaux car il n’y avait rien d’écrit. On se mettait d’accord sur qui jouait quoi et quand. Je dois le dire, la musique était de haute qualité. (11). Il y a une chose aussi qui me dérangeait toujours avec Benny : c’était le musicien le plus mal habillé du business. Il portait soit des habits qui étaient vieux et moches, soit des habits qui n’allaient pas ensemble ! Cela en devenait des plus drôles pour nous les autres musiciens (rires). Il m’aimait bien, autant musicalement qu’humainement, donc je n’ai pas eu beaucoup de problèmes avec lui. Il avait la réputation d’être un homme dur mais avec moi, tout se passait bien.

JMR : Tu es devenu populaire car on vous voyait partout à New York et dans tout le pays.

TG : Oui, on a participé à pas mal de shows TV dont un où nous jouions tout le temps : « The Star Time TV Show ». Cela a duré près de deux ans. Quand il s’est arrêté, Benny a dissous le sextet.

JMR: C’est pour ça que tu as fait beaucoup de musiques de studio.

TG: Tu peux le dire ! Quelques jours après mes débuts avec Benny, le téléphone a sonné et cela n’a pas arrêté. On m’a proposé toutes sortes de musiques à jouer. C’était bien payé. Comme cela se passait la journée, cela n’empiétait en rien sur les shows ni sur les gigs avec lui.

JMR: Raconte-moi l’anecdote avec PeeWee Marquette, figure légendaire du « Birdland ».

TG: Ahhh ! (rires) Ce Pee Wee Marquette était un drôle de gaillard ! Il faut le dire, c’était tout de même lui qui s’occupait de quasi tout dans le club, les annonces, les lumières, des gens à l’entrée, la publicité aussi. Il résolvait beaucoup de problèmes et de détails importants. Bref, l’homme-orchestre. Celui qui franchissait la porte du club devait lui donner 99 cents, les artistes, le public, tout le monde ! Me voici donc invité à jouer au « Birdland » et j’avais, dans ma poche, mes 99 cents pour Pee Wee car il te les demandait toujours d’office : « 99 cents Beethoven ! » Il m’a vu arriver et m’a dit : « Terry Gibbs ? Tu joues avec Benny Goodman donc, tu ne paies pas. Tu es une star à la TV maintenant !» Je n’ai plus jamais payé un cent depuis ce jour ! (rires)

JMR: Toujours à cette époque, tu as remporté les premières places aux votes dans les revues « DownBeat » et « Metronome Magazine ».

TG: Absolument. Joe Glaser, le fameux agent, m’aimait beaucoup. Il m’a proposé ses services. J’ai donc commencé à voyager un peu partout aux USA, seul. Dans chaque club, on me trouvait une section rythmique et c’était parti pour une semaine, voire deux ou trois, selon où je jouais. J’étais très bien payé, les clubs étaient bien remplis. Un jour, au « Blue Note » à Philadelphie, le patron m’a dit « Viens avec moi, j’aimerais te faire écouter un musicien incroyable. » Nous voici en train d’écouter un bon groupe dans l’esprit de Louis Jordan et tout à coup, le leader annonce : « Mesdames et Messieurs, voici un nouveau grand musicien : Clifford Brown ». Personne n’avait entendu parler de lui auparavant. Il a pris un solo. Mon dieu, j’en ai encore la chair de poule. Quelques mois plus tard, on a vu son nom un peu partout et il est devenu un des plus grands de tous les temps.

JMR: C’est à cette époque que tu as joué avec Charlie Parker.

TG: Comme je l’ai déjà dit, ma première expérience musicale avec lui fut catastrophique. Je n’avais pas le niveau musical requis ni surtout l’intelligence musicale. Cela m’a fait le plus grand bien et j’ai beaucoup appris. « Bird » était un génie. Il pouvait aligner 30 chorus à la file et vous sortir pour chacun d’eux une nouvelle mélodie. Après coup, je me suis régalé de jouer avec lui car je m’arrangeais de pouvoir jouer mes solos avant lui. Vous ne pouviez plus jouer après lui, c’était impossible ! Mais, après réflexions, je constate que tous les musiciens qui jouaient avec lui sonnaient bien meilleur en sa présence. Il vous faisait sonner dix fois mieux que ce que vous faisiez normalement sans lui. Incroyable ! J’ai eu la même expérience avec Sonny Stitt, avec lequel j’étais très copain. Après Sonny,  plus personne ne voulait jouer, il était trop brillant. Seuls Dizzy et quelques autres de son niveau y arrivaient…

JMR: Ce fut une période très faste car tu jouais partout, sans cesse.

TG: Exactement. A New York, je formais des groupes pour le « Birdland », j’y jouais souvent les lundis soirs où il y avait eu des jam sessions légendaires. Mais je me produisais aussi dans d’autres clubs comme le « Downbeat », le « Band Box ». J’ai rejoué quelques fois avec Benny Goodman qui me rappelait aussi sans arrêt. C’est au « Birdland » que j’ai le plus travaillé, j’y étais devenu presque le « chef d’orchestre maison » (rires). Il y avait toujours deux shows. Je commençais puis, pour la deuxième partie, il y avait Basie ou Duke ou Dinah Washington, etc. Ce fut une période faste pour tout le monde !

JMR: Horace Silver a été ton pianiste à cette époque …

TG: Quand il a quitté Stan Getz, je l’ai engagé immédiatement dans mon nouveau groupe. Il y avait Kay Winding, le magnifique sax Phil Urso, Curley Russell, Don Elliot au mellophone, sax et trompette, et Sid Bulkin à la batterie. Nous sommes partis en tournée au Canada et dans tous les USA. Ce fut vraiment un bon groupe. Mais le meilleur, c’était d’avoir juste un quartet. Donc, quelques mois plus tard, en 1953, j’ai fondé mon quartet, enfin, avec Chick Keeny à la batterie, Kenny O’Brien à la basse et Teddy Corabi au piano. Notre premier job a eu lieu à Detroit. Je me souviens que quelques mois plus tôt, Dizzy Gillespie m’avait parlé d’un tout jeune trompettiste incroyable à Detroit nommé Thad Jones, totalement inconnu. Je me suis rendu compte que Thad connaissait une ribambelle de jeunes musiciens talentueux, tous inconnus. Il m’a fait connaître Elvin, son frère, le superbe ténor Billy Mitchell et une jeune pianiste, Terry Pollard. Son groupe m’a beaucoup impressionné et tout particulièrement cette pianiste. Elle jouait complètement différemment de tout ce que j’avais pu entendre auparavant. De plus, elle swinguait comme une dingue et jouait be-bop comme les meilleurs ! J’en suis resté bouche-bée. Dans tous mes groupes, je n’ai jamais accepté de musiciens qui prennent des drogues dures. Un jour, j’ai surpris mon pianiste Teddy Corabi à en prendre. Il a été viré sur le champ. Maintenant, il me fallait un nouveau pianiste. Je suis allé la trouver et lui ai demandé de venir un après-midi au club où je jouais. Nous avons commencé à jouer un blues. Elle a joué superbement. Puis, un standard. Là, elle me dit qu’elle ne connaissait aucun changement d’accord. Silence de ma part. Je ne pouvais pas l’engager …. Elle me dit : « Mais si tu joues ne serait-ce qu’un bout de la mélodie, alors, je te joue ce que tu veux. » Ce fut le cas. Là, j’étais encore plus impressionné. Et puis, elle m’a dit : « Tu sais, je joue aussi un peu de vibraphone ». La voici donc au vibraphone et ce fut la grande claque. Elle en jouait comme si c’était son instrument de prédilection. C’est bien simple, elle était aussi bonne que nous tous réunis. Je me suis dit: « Mon dieu, ce n’est pas possible, je suis tombé sur la perle rare. C’est bien elle qui doit être dans le groupe.»

JMR: Cela n’a pas été facile car tu as dû convaincre beaucoup de gens afin qu’elle puisse partir en tournée avec toi …

TG: Je me suis découvert un autre talent, être le diplomate du Jazz ! (rires) Elle était jeune, donc j’ai dû parler aux parents, à son meilleur ami, et j’ai dû donner ma parole au pasteur de la ville comme quoi je m’occuperais d’elle comme si c’était ma fille. Quelle expérience, je peux te dire ! Mais aussi, nous avons formé, pendant 4 ans, un quartet fabuleux. Nous avons eu aussi beaucoup de sueurs froides car elle était noire. Toutes de sortes de problèmes … Je pourrais écrire un livre juste sur cette période.

JMR: Donc elle fit sensation partout ?

TG: Même Charlie Parker voulait l’engager et beaucoup d’autres mais elle resta dans notre groupe.

JMR: Une anecdote drôle de cette époque 1953-1957 ?

TG: (il réfléchit) … A Las Vegas, à l’époque, en 1955, dans tous les casinos, il n’y avait pas d’endroits exprès pour écouter de la musique « live ». C’était une seule et même salle ouverte à tous où les gens jouaient à des jeux et les musiciens se trouvaient juste à côté. Notre premier soir fut épique. Quand quelqu’un gagnait, tout le monde hurlait et applaudissait ! (rires) Nous nous entendions plus jouer nous-mêmes. Il y avait au moins 300 personnes qui étaient assises et qui nous écoutaient. Après le premier morceau, seule une vingtaine nous a applaudis. Nous avons tout essayé, les titres très rapides, les balades, rien à faire. Toujours vingt personnes qui se manifestaient. Je pensais que notre groupe ne faisait pas l’affaire. Je suis allé trouver le directeur et lui ai expliqué la situation. Il me rétorqua d’un grand air avec un immense sourire : « Quoi ? Vingt personnes qui vous applaudissent ? Mais c’est fabuleux ! Je n’ai jamais vu autant de gens applaudir ici pour les groupes qui s’y produisent ! Alors, au lieu de rester une semaine, je t’engage un mois ! Tu sais, un jour c’est du Jazz, le lendemain du Bluegrass, après de la Folk Music … les gens s’en foutent ! » Les bras m’en sont tombés ! (rires) Je dois avouer que c’est dans cette ville que nous étions le mieux payé : 500 dollars US de plus par semaine que partout ailleurs. C’était beaucoup d’argent à l’époque. La chose qui me désolait le plus était que Terry et notre bassiste, Herman Wright, devaient rester dans un hôtel pour « noirs ». Même Harry Belafonte, Sammy Davis Jr, Ella, Lena Horne, tous se produisaient dans les plus luxueux hôtels et casinos mais n’avaient pas le droit d’y loger, ni même d’y rester après leurs shows. Ils devaient rentrer dans le quartier noir de la ville, dont l’hôtel « le Moulin Rouge » faisait partie. Ni Terry ni Herman ne désiraient quitter Vegas car nous étions vraiment bien payés.

JMR: C’est à cette époque que tu as enfin eu un contrat d’enregistrement avec Mercury.

TG: Bob Shad, le vice-président du label Mercury, est venu me voir. J’ai eu depuis toujours une ligne directrice et je n’en ai jamais changé : personne ne me dictera ce que je dois jouer, ni le choix des musiciens, ni le répertoire, ni les enregistrements à réaliser. Je suis musicien et sais ce que je veux faire ou pas. J’ai enregistré mon premier album en quartet. (12) Depuis que Charlie Parker a enregistré avec des cordes, et avec le grand succès engendré, tout le monde a copié cette idée. Bob est arrivé avec la même idée mais je lui ai dit : « OK, mais il ne faut pas copier Bird. Je comprends ce que tu veux. Pourquoi ne pas remplacer les cordes par cinq saxes ? » L’album s’est appelé « Vibes On Velvet ». Ce fut un grand succès, il s’est beaucoup vendu (13). Tellement bien que quelques années plus tard, j’ai enregistré un deuxième volume mais cette fois-ci en Californie avec les cinq saxes qui allaient devenir la section de mon « Dream Band » quelques temps après. (14)

JMR: Un des grands moments de ta carrière a été cette fantastique tournée en 1957…

TG: Oh oui ! C’était le plus grand show auquel nous avons participé à l’époque : « The Birdland All Stars of 1957 ». Il y avait, le même soir : Count Basie & son orchestre, avec les grands musiciens de l’époque, Joe Newman, Sonny Payne, Thad Jones, Frank Foster, Frank Wess, etc, Joe Williams bien sûr, Billy Eckstine, Sarah Vaughan, Lester Young, mais aussi Jeri Southern, Zoot Sims, Phineas Newborn Trio, Bud Powell Trio, Chet Baker Quartet. Notre groupe se composait de Terry Pollard au piano, Eddie Jones à la basse, Sonny Payne à la batterie et votre serviteur au vibraphone. Tu vois un peu le programme (rires) ! Au bout du 3ème jour, Chet Baker a été arrêté pour détention de drogue. Cela a jeté un grand froid parmi nous. Billy Eckstine voulait quitter la tournée. Il avait peur que les musiciens soient inquiétés par la police et que le show n’ait plus de succès suite à cet incident. Mais on nous a laissés tranquilles et le show a été un triomphe, même si Jeri Southern fut congédiée car elle était toujours saoule et Zoot viré pour d’autres raisons … Bref, du coup, je n’étais plus que le seul blanc dans la tournée. Là aussi, j’aurais beaucoup d’anecdotes à raconter, des drôles comme des moins drôles, dont encore et toujours les problèmes raciaux. Mais de pouvoir voyager et jouer avec tous ces monstres fut un moment inoubliable de ma carrière. Seule ombre artistique : Bud Powell n’était pas en grande forme. Sur deux mois de tournée, il joua peut-être cinq fois de manière extraordinaire, mais le reste, c’était pathétique …

JMR: Et juste après, tu décides d’arrêter ton quartet …

TG: J’ai divorcé de ma femme Donna en 1956. J’étais en tournée dix mois par an depuis cinq ans, donc le mariage, tu peux oublier ! Terry Pollard venait d’avoir un bébé, j’étais aussi fatigué, donc nous avons décidé de dissoudre le quartet. Ce fut douloureux certes mais nécessaire. Terry continua à jouer un peu à Détroit mais elle consacra toute sa vie à sa famille. (15) Donna et moi nous nous aimions toujours. Je lui ai proposé d’aller vivre à Los Angeles, loin du tumulte de New York et des tournées incessantes. Après tout, je pourrais faire une autre carrière dans les studios vu que je joue de toutes les percussions. Cela n’a pas manqué. En effet, je fus engagé dans pleins de shows, tels que The Dean Martin Show, The Dinah Shore Show, the Tonight Show etc.

JMR: Etonnamment, ce n’était pas bien payé à l’époque …

TG: Les shows payaient correctement. En fait, je faisais partie du staff mais je ne travaillais pas tous les jours, loin s’en faut. Et les gigs dans les clubs n’étaient pas très bien rémunérés non plus. J’ai dû accepter de repartir en tournée afin de gagner correctement ma vie. Donc me voilà reparti pour trois mois, jouant dans les mêmes clubs qu’auparavant. A New York, le fameux Steve Allen (16) est venu me voir et m’a proposé de participer à un show TV et de jouer avec lui dans un nouveau club, « The Roundtable », club qui appartenait aux mêmes personnes que le « Birdland ». Nous avons commencé à jouer des duos de vibraphone car il était non seulement un excellent vibraphoniste mais également un tout aussi excellent pianiste, compositeur, producteur, etc. Quand je suis rentré à LA, on m’a proposé de jouer dans un nouveau club. Comme notre jeune bassiste, Gary Peacock, était pris ailleurs, on nous  a recommandé un autre tout jeune bassiste inconnu nommé Scott Lafaro. Nous avons joué un mois, avec Claude Williamson au piano et Gary Frommer à la batterie. Un sacré bon quartet ! Scotty était déjà le grand musicien que l’on connaîtra ensuite. Wow ! Juste après, je suis reparti un mois en tournée. Mais cette fois, quand je suis rentré à LA, ma carrière a pris une toute autre direction dont je ne me doutais pas un seul instant …

JMR: Ton légendaire « Dream Band » …

TG: Oui, cela a été la grande époque de ma vie. En fait, je n’ai jamais voulu avoir un big band régulier car c’était impossible. Je voulais à nouveau enregistrer avec un big band en studio. Je l’avais déjà fait à New York mais, à mes oreilles, ce fut raté. C’est ma faute car j’avais utilisé ma rythmique habituelle de l’époque et le batteur, Jerry Siegal, n’était pas à l’aise en big band. (17)

JMR: Excuse-moi de ne pas être d’accord avec toi car tout l’orchestre est vraiment excellent, avec tous ces grands solistes et il y a aussi Osie Johnson dans quelques titres …

TG: Il faut que je le réécoute alors … J’aurai dû prendre Osie pour toute la séance, c’est clair.

Mon idée était de refaire un album en big band avec tous les mecs de Los Angeles, j’avais des idées bien précises de comment j’allais m’y prendre et qui je désirais.

Je voulais réaliser un album en rendant hommage à Duke, Basie, Lionel Hampton, Benny Goodman, Tommy Dorsey et Artie Shaw. De chacun d’eux, j’avais choisi 2 titres fameux, de prendre 16 mesures d’un des solistes sur chaque titre et d’en faire un nouvel arrangement. Intéressant comme idée non ? J’ai demandé à Al Cohn d’arranger les morceaux de Duke, Med Flory ceux de Lionel, Marty Paich ceux de Tommy, Bill Holman ceux d’Artie et Manny Albam ceux de Count. Tout était prêt. Maintenant il fallait répéter et que tout soit au point pour l’enregistrement. Mais il y eu un grand hic: l’union des musiciens me demandait non seulement de l’argent pour jouer dans leur local, mais en plus, je devais payer les musiciens suivant des tranches horaires précises et si on dépassait le temps, je devais payer encore des suppléments et, ensuite la séance. Cela coûtait une fortune! Donc, j’ai laissé tomber. Et puis, le club « Séville » allait fermer car plus personne ne le fréquentait. Les responsables m’ont demandé d’aller y jouer et ce fut un succès. Mon contrat fut reconduit la semaine suivante. D’un coup, j’ai eu une idée lumineuse. Comme j’étais payé royalement car j’attirais du monde, j’ai fait mon calcul et me suis dit : « mais pourquoi ne pas faire jouer le big band au club, cela ne va pas me coûter grand-chose et cela serait l’endroit idéal de tester les morceaux. » A l’époque, les musiciens étaient payés US 15.– la soirée. A ma proposition, le patron du club, sans voix, a sauté au plafond et m’a dit « oui » de suite! Bingo! Je fis une pub d’enfer, même Steve Allen l’annonça dans son TV show le plus regardé des USA.

Nous avons répété le lundi au club, avons enregistré le mardi toute la journée et nous voici arrivé au club le soir même à 21h30, le concert débutait à 22h. Il y a avait une trentaine de personne dans le club donc c’était parfait pour nous, on ne s’attendait pas à plus. Mais, d’un seul coup, je me suis mis à paniquer: en effet, je n’avais que 13 morceaux et là, nous devions faire 3 ou 4 shows de 45 minutes chacun. Mon dieu, qu’allons-nous? J’ai réuni tout l’orchestre et leur ai dit « les mecs, nous n’avons pas beaucoup de titres et devons jouer plusieurs heures. Donc chaque soliste, au lieu de prendre 2 chorus en prendra 99 ! M’avez-vous compris ? » J’avais beaucoup de chance car c’était tous de fantastiques solistes, Conte Candoli, Frank Rosolino, Joe Maini, Bill Holman, Med Flory, Pete Jolly, Max Bennett, Mel Lewis etc. Nous arrivâmes sur scène et surprise ! Le club était bondé, il y avait la queue pour rentrer! On pouvait y mettre 300 personnes et là, il y en avait beaucoup plus, les gens étaient entassés les uns sur les autres mais quelle ambiance, ce fut formidable! Et dans le public, il y avait Johnny Mercer, Steve McQueen, Jerry Lewis et des dizaines d’autres musiciens, acteurs, réalisateurs ! Après le premier titre, il y eut une « standing ovation ». Quelle soirée! Le propriétaire nous demanda de revenir un soir de la semaine suivante. Nous avons répété ça pendant plusieurs semaines avec autant de monde, c’était toujours plein. Le club n’allait donc plus fermer. Il était redevenu à la mode et tout le monde venait écouter de la musique ou boire des verres.

JMR: C’est à ce moment que tu as obtenu ton incroyable contrat …

TG: Exactement, c’était tout bonnement inespéré! Vu le succès, le patron me fit la proposition de jouer avec l’orchestre cinq soirs par semaine! J’ai une anecdote à ce sujet: le premier lundi soir de notre contrat, devine qui ouvrait au « Crescendo Club », pas loin du notre ? Count Basie! Mon dieu … Du coup, tout l’orchestre est venu nous écouter et leurs dents en sont tombées. Ils nous ont dit que notre orchestre était un des meilleurs au monde. Venant d’eux, c’était, pour nous, le Compliment suprême! Hey, c’était Count Basie et tous ses grands hommes qui nous l’affirmaient !

JMR: Quelles sont les raisons qui ont fait que cet orchestre fut un de meilleurs de tous les temps, et le restera à jamais d’ailleurs !

TG: Merci du compliment! … Tous les musiciens de l’orchestre avaient les mêmes références musicales, les mêmes influences, aspirations, les mêmes affinités … Nous formions une vraie famille. Cela s’entend d’ailleurs, il se passait vraiment quelque chose entre nous. Après chaque solo, nous tous applaudissions le soliste. C’était très excitant et revigorant. Nos arrangeurs nous connaissaient et ils savaient quoi écrire afin de nous mettre en valeur le mieux possible. Nous avions parmi les meilleurs arrangeurs pour big band et notre répertoire s’étoffa très rapidement. Chaque semaine arrivaient de nouveaux titres de Med, Bill, Marty, Bob, Manny, Al …

JMR: Tes enregistrements « live » sonnent toujours actuel, même après toutes ces décennies !

TG: J’ai eu la chance de ma vie que Wally Heider nous enregistre. Il était absolument incroyable, il avait une oreille exceptionnelle. On entend toutes les trompettes très distinctement, tous les saxes … et la basse aussi! La basse, dans un big band, est très importante à mes oreilles. Combien d’enregistrements en big band peut-on l’entendre de manière claire, nette et qui soit près de vous? L’exemple parfait, cela reste encore « Jack The Bear », Duke et Jimmy Blanton en 1940! Et c’est ce que Wally fit admirablement.

JMR: Med Flory me raconta que grâce à cet orchestre, les studios de films s’ouvrirent encore plus aux musiciens de Jazz …

TG: Tiens, voilà un sujet que très peu de gens m’ont parlé. C’est totalement vrai. Il y avait quelques musiciens de Jazz dans les studios mais pour jouer du Jazz et très peu d’autres musiques. Ils n’avaient pas bonne presse à l’époque encore. Du coup, beaucoup de producteurs venaient nous écouter et ils se rendirent compte que tous lisaient la musique, souvent difficile à jouer et, en plus, c’étaient tous de superbes solistes. Je tairai le nom d’un grand mania des studios qui, après nous avoir entendu, dit : « Mais Frank Rosolino, Conte Candoli, Joe Maini … ils lisent tous vraiment la musique ! » Car avant, il ne le croyait pas! Véridique! On a commencé de les appeler pour faire toutes sortes de musiques différentes et ces jobs devinrent très lucratifs. Je te rappelle que nous étions en 1958.

JMR: Malgré toutes les demandes des musiciens de l’orchestre à jouer dans d’autres bands et engagements, il n’y a pas eu beaucoup de changements, cela me frappe.

TG: C’est juste. Comme je l’ai dit, nous étions très proches et notre credo était toujours la musique avant tout et avoir du plaisir! J’avoue que nous avons eu d’autres engagements dans d’autres clubs et salles mais si l’endroit ou le patron ne nous plaisait pas, nous n’y restions pas. C’était souvent d’ailleurs le cas et, comble de tout, c’était dans ces endroits où nous étions le mieux payé ! (rires) L’argent ne fut pas ma priorité … Tu sais, quand j’avais payé tous mes musiciens, il me restait US$ 11.– en poche … De toute façon, par exemple, quand Med n’a plus pu venir car il était trop occupé ailleurs, c’est Richie Kamuca qui le remplaça … Pour chaque départ ou impossibilité, j’avais un autre musicien du même calibre.

JMR: Il y a aussi une anecdote que me raconta Mel Lewis, la fois où vous êtes allés au « Dunes Hotel » à Las Vegas  …

TG: Ce fut épique ! (rires) Mel avait un contrat de cinq heures par jour avec la chaîne de TV ABC. Dès son job terminé, il prenait l’avion et nous rejoignait à Vegas pour les concerts du soir puis repartait pour LA. C’était très difficile comme situation. Au bout du cinquième jour, il m’appela car son job devait durer plus longtemps. Que faire ? Je n’avais eu que lui comme batteur dans l’orchestre … Par chance inexplicable, Louie Bellson se produisait avec sa femme, Pearl Bailey, dans un autre hôtel. J’étais ami avec Louie, il était la personne la plus gentille dans le business, un homme hors du commun comme on n’en rencontre que deux ou trois dans une vie. Il adorait notre orchestre. Il joua le premier set, en attendant la venue de Mel. Au pied levé, comme ça, sans répétition aucune, même un pro peut être en difficultés, ne pas être à l’aise, rater des bouts, voire des parties entières. Louie fut fabuleux, il joua tous les titres comme s’il les avait toujours interprétés. L’orchestre l’applaudit à chaque minute tellement il fit un festival. Cela nous a tous marqué.

JMR : Vous avez souvent joué au « Sundown », qui est devint par la suite le « Summit ».

TG : Ohhhh … on s’y sentait comme à la maison. La particularité était que les gens dansaient souvent donc nous jouions pour la danse et cela nous plaisait tellement de jouer pour notre public. Et il nous le disait: il se sentait comme chez eux. Il y avait une ambiance très chaude, familiale, nous passions tous des soirées souvent interminables car, comme c’était « comme chez nous », personne ne voulait rentrer chacun chez soit! (rires)

JMR: Tu as aussi changé de label, après tout ce temps passé chez Mercury.

TG: Oui, le producteur Bob Shad, quitta Mercury et ceux qui ont repris le flambeau ne voulaient pas enregistrer le band. Je suis resté 10 ans chez eux. C’est Norman Granz qui l’enregistra (18). Toujours grâce à Norman, j’ai pu être le leader d’un big band pour accompagner Ella Fitzgerald. Ce fut aussi un grand moment de ma vie, diriger et jouer avec Ella! Nous étions amis car elle venait toujours écouter notre orchestre ès qu’elle le pouvait.

JMR: En 1961, les choses changent pourtant …

TG: On me fit beaucoup de propositions de partir en tournées avec mon big band. Le problème était que je ne pouvais plus avoir tous « mes » musiciens, ma famille. Il aurait fallu quasi tous les remplacer par d’autres et ça, je ne le voulais pas. C’était eux ou personne! C’est pour cette raison que nous nous sommes contentés de rester au Californie. Mais, je ne gagnais pas assez par rapport à eux donc j’ai dû accepter d’autres jobs et repartir faire des tournées en quartet ou quintet. L’orchestre se reformait dès que j’étais de retour chez moi. Nous avons aussi joué au « Shelly Manne’s Hole » (19)

JMR : L’orchestre fit tout de même quelques petites tournées dans les alentours, dont une avec ton pote Miles, Cannonball, Coltrane, Wynton, Kelly, Paul Chambers et Philly Joe Jones.

TG: Oui, ce fut un beau souvenir. J’ai une très drôle anecdote à raconter. Je peux très bien imiter la voix de Miles. Avant chaque départ de l’orchestre, je compte ou chante le début de la mélodie ou dis quelque chose aux musiciens et après, bang, l’orchestre démarre. Cela s’entend d’ailleurs dans tous nos albums « live ». Un soir, avant chaque départ, j’imite la voix de Miles. Au bout de quelques minutes, il vint me voir et me dit (Terry imite la voix de Miles): « Terry, pourquoi n’as-tu pas de musiciens noirs dans ton orchestre ? » Là, j’ai compris qu’il me testait et qu’il ne fallait surtout pas lui laisser une porte d’entrée dans ce genre de discussion. Du tac au tac, je lui répondis « Et toi, pourquoi n’as-tu pas de musiciens juifs dans ton orchestre? » Fin de la discussion! (éclats de rire).

JMR: Je trouve étrange le fait que la plupart de tes albums en big band « live » ne soient parus qu’au milieu des années 80, pour le premier volume, et que le dernier, le  volume six, ne paraisse qu’en 2002 … 16 ans  les séparent. Pourquoi autant de temps ? (20)

TG: A la base, tous ces enregistrements n’étaient prévus qu’ils sortent commercialement, ils étaient destinés que pour moi et de les faire écouter à des amis. Les deux principaux responsables furent Buddy Rich et Shorty Rogers qui, à chaque fois qu’ils venaient à la maison, me demandaient d’écouter des titres. A chaque fois, ils me s’exclamaient: « mais bon sang, pourquoi ne sors-tu pas toutes ces bandes, c’est un des meilleurs orchestres de tous les temps, il faut que le public puisse les entendre ». Donc, je me suis mis à réfléchir et c’est le groupe « Fantasy », dirigé par Ralph Kaffel, qui les sortit. Nous avons édité 6 albums et j’en suis très fier. Ils sont tous d’un haut niveau.

JMR: Le nom de « Dream Band » porte vraiment bien son nom !

TG: Oui, c’est vrai mais mon orchestre ne s’appelait pas comme ça, c’est Ralph qui eut l’idée du titre du premier album et ce nom est resté. En général, je n’aime pas les appellations de ce genre car, trop souvent, c’est usurpé et faux mais, dans ce cas-ci, je dois avouer que c’est vrai !

JMR: Tu as encore beaucoup de bandes non publiées …

TG : Exact mais 6 albums, c’est suffisant à mes yeux; et il faut compter encore ceux parus chez Mercury et Verve (21), donc il y en a bien assez. Dans ce cas-ci, les fans ont le meilleur et l’essentiel. Pour moi, très souvent, beaucoup d’inédits ou d’« alternate takes » n’apportent rien de plus. Si mes fans ont déjà tous mes albums du « Dream Band », j’en serais alors le plus heureux des hommes !

JMR: Les choses alors changent et tu décides de repartir vivre à New York. Tu formes à nouveau un quartet …

TG : Oui, cette fois-ci, ma femme Donna et moi avons finalement décidé de divorcer. Je me suis dit que je devais partir ailleurs et suis retourné à New York. Comme auparavant, je formai un quartet et suis reparti en tournée, toujours avec beaucoup de succès.

JMR : C’est là que tu engages une jeune pianiste …

TG : Oui, Alice McLeod (22) venait de Detroit, tout comme Terry Pollard. Elle jouait « Be Bop » à fond aussi, du même niveau que Terry. Sans le vouloir, c’était la suite logique de ce que j’avais arrêté quelques années auparavant. Le quartet était au top aussi bien au point de vue musical que de la publicité.

JMR: Et puis, il y a eu cet engagement fameux au « Birdland » où vous jouiez en même temps que le quartet de John Coltrane … C’était en 1963.

TG : Exactement. Cela changea presque le cours de l’histoire … John était un ami de longue date. Je lui présentai Alice. Tous les deux étaient des personnes assez timides. De suite, j’ai vu qu’il se passait quelque chose entre eux. Nous étions conscients que John devenait le nouveau Charlie Parker en quelque sorte, avec son langage musical très innovateur, que très peu de musiciens, ainsi que les fans, comprenaient d’ailleurs. Son style n’était pas facile à entendre ni apprivoiser. Plus tard, ils se marièrent et elle devint Madame Alice Coltrane. C’était non seulement une superbe pianiste mais je lui avais appris à jouer du vibraphone et elle en jouait vraiment très bien. J’ajoute qu’elle fut une magnifique organiste et grande harpiste. Alice fut grande musicienne avec beaucoup de facettes différentes.

JMR: Tu rejouas avec elle au début des années 2000  je crois pour un unique concert…

TG: On me proposa de monter un groupe spécial et comme Alice habitait à côté de chez moi, à Los Angeles, je lui demandai de rejouer ensemble. Il avait très peur car elle ne jouait plus beaucoup de piano et surtout plus de « Be Bop ». Elle eut l’idée de demander à son fils, Ravi, de venir jouer et j’ai proposé de prendre mon fils Gerry à la batterie. En fait, Gerry et Ravi sont très potes depuis qu’ils étaient ados. Donc, nous avons joué tous ensemble, nos deux familles réunies, ce concert fut une tornade! On aurait pu former un groupe incroyable mais chacun avait ses projets, surtout Alice, qui elle vivait assez recluse sur elle-même depuis la disparition de John … Ce concert fut un grand moment à mes yeux.

JMR : Te voilà à New York en 1964 et un soir, tu reçois un téléphone d’un producteur de show TV.

TG: Oui, on me demanda de repartir à Hollywood ! (rires) afin de m’occuper d’un orchestre pour un talk show, « The Regis Philbin Show ». Ce show était en remplacement de celui de Steve Allen, qui venait de partir. Regis Philbin était un jeune présentateur d’une TV locale et on lui donnait la chance d’être connu dans tous les USA. A cette époque, tous les shows TV avaient leur big band donc je rêvais à nouveau de ça. Mais j’aimais bien également les sextets car cela n’était pas en compétition avec les autres et c’est cette option que je choisis.

JMR: Et les musiciens n’étaient pas des « manches » comme on dit …

TG : Et bien non ! (rires). J’ai pris Herb Ellis à la guitare, Mike Melvoin au piano, Monty Budwig à la basse et le jeune Colin Bailey à la batterie. Je désirais avoir un musicien noir qui puisse jouer de tous les saxes. Des noms me sont venus à l’esprit mais tous étaient très pris, Buddy Collette et tous les autres … Buddy me suggéra le nom de Carrington Visor, qui jouait avec le groupe de Chico Hamilton. Quel formidable musicien ! J’ai dû écrire le thème de l’émission, des bouts de mélodies afin de soutenir les propos de Régis, de ses invités, des arrangements, des nouvelles compositions, des arrangements etc. Ce fut vraiment un autre métier et j’ai appris beaucoup de choses en faisant ça, à être encore plus ouvert en matières artistiques, connaître le monde de la TV, de Hollywood, des films …

JMR : Mais il y eut beaucoup de musiciens invités aussi …

TG : Oui, Count Basie, Duke Ellington, Sarah Vaughan; Eartha Kitt venait souvent et je me rappelle que pour la première, elle refusait de jouer avec nous car nous n’avions pas de big band, elle ne voulait chanter qu’avec un grand orchestre. Après avoir insisté, le sextet lui   fourni un accompagnement tellement superbe qu’après ça, elle demanda à revenir souvent, juste pour jouer avec nous et de cette manière dont elle n’avait jamais chanté auparavant !

JMR : Tu fis donc partie de plusieurs TV shows durant toutes ces années.

TG: Trois, pour ne citer que ceux qui ont duré le plus longtemps: «The Regis Philbin Show», qui lui dura le moins longtemps; «Operation: Entertainment », puis le meilleur de tous, «The Steve Allen Show». Steve était un grand fan et défenseur du Jazz, il y avait toujours du Jazz partout où il était, sur scène, à la TV, à la radio … Tous ses shows étaient écrit mais lui, il n’aimait pas ça, il était comme un musicien de Jazz, il improvisait, n’aimait pas le convenu. Toutes ces questions, souvent, venaient comme ça, sans aucune note écrite auparavant. De plus, m’ayant comme chef d’orchestre pour la partie musicale, il ne fallait pas le pousser beaucoup afin qu’il n’y est aucune routine! (rires) Il fit école, ses pairs de l’époque ont changé de styles et de tons. Quand à la génération d’après, tous les présentateurs se sont inspirés de lui. Il fut le précurseur de ce que l’on peut voir aujourd’hui. De plus, il se débrouillait pas trop mal au piano, jouait très bien du vibraphone. C’était un bon compositeur mais n’a jamais su écrire une seule note de musique! (rires) Un sacré bonhomme aux multiples facettes.

JMR: En 1980, tu reviens sur le devant de la scène du Jazz avec une rencontre fabuleuse.

TG: Tu peux le dire, une rencontre qui dura 25 ans, celle avec mon « frère » Buddy DeFranco. On se rencontra dans les années 40 une fois, puis une autre fois sur un plateau de TV bien des années plus tard. En 1980, je partageais, pour la première fois de ma vie, l’affiche avec lui au fameux « Ronnie Scott’s Club » à Londres pendant une semaine. Il jouait une demi-heure avec la section rythmique du club et moi j’en faisais de même après. Ronnie nous demanda si nous pouvions, à la fin du set, jouer un morceau ensemble. Il n’y eut aucune répétition car mon vibraphone, l’après-midi du premier concert, n’était pas encore arrivé. Donc, le soir, nous voici sur scène et avons joué un morceau. Ce fut non seulement un immense succès mais j’ai senti une très grande complicité avec Buddy, autant musicale qu’humaine. Ronnie nous dit: « pourquoi ne pas jouer 2 titres demain ? » Plus la semaine avançait, plus nous jouions ensemble. Après cet engagement, nous nous sommes jurés de former un groupe ensemble. Deux jours après mon retour en Californie, je reçus un téléphone afin de participer à un show TV. J’appelai Buddy. Après le show, on nous proposa d’enregistrer un album, ce que nous avons fait « live » au club « Carmelo’s », à Los Angeles. (23) Cet album fut un superbe. (24) Du coup, nous avons réalisé d’autres TV shows, le « Johnny Carson Show » et le « Tonight Show » entre autres. Notre publicité était faite et avons commencé à beaucoup travailler partout aux USA puis en Europe, Japon et Australie.

Je peux dire que j’ai été très fier de pouvoir jouer avec les meilleurs clarinettistes de Jazz: Buddy DeFranco et Benny Goodman. En 25 ans de collaborations, Buddy et moi n’avons jamais eu aucune altercation, aucun mot plus haut que l’autre, aucun problème entre nous, JAMAIS ! Ce qui est très rare. Buddy est un homme fabuleux, à tous les points de vue.

JMR: Quels ont été tes relations avec les autres vibraphonistes ?

TG: Au début, Lionel Hampton me regardait bizarrement. Comme tu le sais, il n’aimait pas qu’on lui ravisse la vedette. Je lui ai montré que je n’étais pas un type comme ça, que je l’aimais et qu’il était ma principale inspiration sur cet instrument. Avec les années, il m’a souvent appelé pour jouer avec lui ou le remplacer, ce qui était un grand honneur! D’ailleurs, un de mes derniers albums fut un hommage à Lionel (25). J’ai eu aussi de très bons rapports avec Red Norvo, Gary Burton, Bobby Hutcherson, Mike Manieri, Emil Richards, Cal Tjader, Joe Locke … Mais mon vibraphoniste favori reste Victor Feldman; son album « The Arrival of Victor Feldman » est un chef-d’œuvre à mon avis (26). Victor et moi étions très potes.

Quand à Milt Jackson, c’est une autre histoire … Dès la fin des années 40, j’ai été élu numéro un dans la revue « DownBeat ». Milt, lui, est arrivé en tête mais après, au milieu dans les années 50. Il m’en a toujours voulu, je ne sais pas pourquoi. Un jour, j’ai essayé de lui expliquer qu’être No 1 ne signifie pas forcément être le meilleur mais plutôt question de popularité du moment, de la publicité faite autour de soi à ce moment donné du vote mais je ne pense pas qu’il l’entendit de cette façon … C’est le seul avec lequel j’ai eu une « relation » bizarre et distante.

JMR: Quel est l’avenir de cet instrument ?

TG: Tous les vibraphonistes sont excellents aujourd’hui. Il y en a pas mal car à mon époque, nous n’étions que quelques uns à en jouer. J’aime beaucoup Jay Hoggard, pas assez connu ni reconnu. Il y a aussi Steve Nelson, magnifique musicien ainsi que Stefon Harris, qui est bien plus jeune, c’est encore un gamin. Et, depuis quelques années, il y a le jeune Warren Wolf. Ce type joue fantastiquement bien, et, en plus, il excelle non seulement dans les percussions mais également joue bien du piano, de la basse, de la batterie … Il est incroyable … . Et quand il monte sur scène, on voit qu’il s’éclate, il sourit, raconte des blagues, il est décontracté etc. Il sait transmettre sa musique et son punch au publique et ça, j’adore! Car c’est aussi ça le Jazz, savoir transmettre sa musique aux autres, au public, chose que beaucoup de musiciens ont oublié aujourd’hui car nous ne sommes pas ici pour jouer pour nous-mêmes mais pour le public.  Le Jazz, c’est la vie et le partage !

JMR : Joues-tu encore ?

TG : En public, non, j’ai décidé de m’arrêter avant de ne plus avoir assez de punch et d’être catalogué de «vieux croulant» ! (Rires) Mais je continue de jouer pour moi à la maison. Je profite de la vie, de ma femme, des amis, que je rencontre, physiquement ou ceux via le net, j’utilise quotidiennement « Facebook » pour communiquer, c’est super! Ma vie reste toujours aussi remplie. Je voulais ajouter que la Suisse est un très beau pays; j’ai toujours adoré jouer chez vous. Nous savons tous, dans le métier, que la Suisse est spécialiste des Arts en général et a un profond respect pour le Jazz. Vous avez une longue tradition avec cette musique. Nous avons une très haute considération et un immense respect envers vous. Vive le Jazz et vive la Suisse !

1)      Terry Gibbs « plays Jewish Melodies in JazzTime », 1963, Mercury Records, réédité en CD chez Universal en 2002

2)      Shelly Manne “My Son The Jazz Drummer”, 1962, Contemporary Records, réédité en CD en 2004 chez Fantasy Records mais rebaptisé “Steps To The Desert”

3)      Judy Kayne était une cheffe d’orchestre, chanteuse et danseuse réputée au début des années 40 dans tous les USA

4)  Ils réalisèrent 7 albums ensemble, de 1981 à 1999, 6 pour Contemporary Records et 1 pour Chiaroscuro Records. Le groupe dura de 1980 à 2005 environ

5) Allen Eager (1927-2003), ténor/alto, joua, dès l’âge de 15 ans, chez Woody Herman ; devint vite célèbre dans la 52ème rue dès 1944. Ses graves addictions à la drogue et sa très forte personnalité feront qu’il ne sera pas toujours pris ni sollicité pour les enregistrements importants de l’époque. Il abandonnera la musique à la fin des années 50, avec quelques retours sans succès dans les années 80. Un grand musicien à reconsidérer de toute urgence aujourd’hui !

6) Frank Socolow (1923-1981), ténor. altiste et hautboïste. Il débute sa carrière au début des années 40 chez Georgie Auld, Boyd Raeburn. Devient membre de l’orchestre de Buddy Rich, Artie Shaw; puis dans les années 50, il joue avec les big bands de Maynard Ferguson, Terry Gibbs, ainsi qu’avec Gene Krupa, Manny Albam, Johnny Richards, Bill Holman etc. Il n’enregistre que 2 albums sous son nom, un en 1945 et le second en 1956. Il disparaît ensuite de la scène du Jazz. Ces séances sont rééditées chez Fresh Sound Records, «Frank Socolow, the complete recordings quintet & sextet », FSRCD 387. Un autre magnifique musicien à réécouter avec attention.

7) Citons: Lars Gullin, Bjarne Nerem, Putte Wickman, Jan Johansson, Bengt Hallberg, Arne Domnerus, Georg Riedel, Ulf Wakenius, Alice Babs, Monica Zetterlund, Magnus Lindgren, Nils Landgren, Rolf Ericson, Ake Hasselgard, Ake Persson, Harry Arnold, Bobo Stenson, Esbjorn Svensson, Peter Asplund, Palle Danielsson, Lars Danielsson etc.

8) On peut entendre Terry Gibbs dans le big band de Buddy Rich sur le label anglais Hep: Buddy Rich – « The Legendary ’47-’48 Orchestra Vol. 1 » HEP CD 12 Buddy Rich – « The Legendary ’47-’48 Orchestra Vol. 2 » HEP CD 56

9) Tiny Kahn, 1923-1953

10) La séance officielle du morceau « Four Brothers » qui a enregistré, date du 27 décembre 1947 à Hollywood pour Columbia Records. En voici le personnel : Stan Fishelson, Bernie Glow, Marky Markowitz, Ernie Royal, Shorty Rogers (tp), Earl Swope, Ollie Wilson (tb), Bob Swift (b-tb), Woody Herman (cl,as,), Sam Marowitz (as), Herbie Steward (ts), Stan Getz, Zoot Sims (ts), Serge Chaloff (bar), Fred Otis (p), Gene Sargent (g), Walt Yoder (b), Don Lamond (dr), Jimmy Giuffre (comp+arr). Le titre original s’intitulait “Four Mothers”, pour « motherfuckers » mais Woody n’apprécia pas cet humour caché grossier et décida de l’appeler « Four Brothers ». Al Cohn, qui arrangeait pour Woody dès 1947, remplaça Herbie Steward au début 1948, soit quinze jours après l’enregistrement.

11) On peut entendre Terry dans le Benny Goodman Sextet de 1950 à 1952 chez Columbia. La meilleure édition CD parue à ce jour est celle parue sur défunt label Ocium, difficile à obtenir. Il s’agit d’une période très méconnue de Benny mais magnifique. Benny Goodman «New Sextet Sessions », Ocium OCM 042

12) Terry Gibbs Quartet featuring Terry Pollard, Fresh Sound FSRCD 450

13) « Vibes On Velvet », de 1955, est réédité sur la marque anglaise Avid Ltd dans une série de coffrets de 2 CD’s reprenant 4 LP’s originaux : Terry Gibbs: Four Classic Albums, Avid AMSC 1095, réédition pas chère.

14) « More Vibes On Velvet », de 1958, toujours réédité sur le même label, Avid Ltd, dans la même série de coffrets de 2 CD’s reprenant 4 LP’s originaux : Terry Gibbs: Four Classic Albums, Avid AMSC 1100, réédition pas chère.

15) Terry Pollard, Detroit 1931-New York 2009. Elle enregistre un album sous son nom pour le label Bethlehem en 1955. En 1956, elle remporte la première place dans le magazine « DownBeat » comme la nouvelle artiste incontournable. Elle a joué aussi avec John Coltrane, Miles Davis, Charlie Parker, Chet Baker, Dinah Washington, Ella Fitzgerald, Nat King Cole, Duke Ellington, Count Basie, etc. Après avoir quitté Terry Gibbs en 1957, elle est rentrée à Detroit et y est restée active, toujours dans le milieu musical, mais ne fit jamais d’autres tournées ni d’albums. Un grand talent qui restera à jamais inconnu ou presque …

16) Steve Allen (1921-2000), acteur, musicien, producteur, compositeur, écrivain, homme de TV et radio, fut une immense vedette aux USA de 1950 à 2000, dans tous ces domaines.

17) Réédité chez Fresh Sound : « Swingin’ With Terry Gibbs’ Orchestra & Quartet”, FSRCD 2244 (séances de 1956-1957). Quoi qu’en dise Terry, cela reste un excellent album !

18) Réédité par Fresh Sound :  – « Swing Is Here », FRSCD 583 (2 séances complètes studio 1959-1960) – « The Exciting Terry Gibbs Live at the Summit in Hollywood » FSRCD 742 (2 LPS originaux complets), 1961

19) Club crée et ouvert par le batteur Shelly Manne, situé au 1608 North Cahuenga, Hollywood, de 1960 à 1973.

20) 6 volumes « live » sont parus sous le label Contemporary/Fantasy Group à partir de 1986. Dans l’ordre des parutions : « Dream Band », « The Sundown Sessions », “Flying Home”, “Main Stem”, “The Big Cat”, “One More Time”

21) – 2 albums pour Mercury: “Launching A New Band”, “Explosions” – 2 albums pour Verve: “Swing Is Here”, “Live At The Summit”

22) Alice McLeod (1937-2007), Bud Powell lui donna des cours de piano

23) « Carmelo’s Supper Jazz Club » fut un club de Jazz à Sherman Oaks (quartier situé au  nord ouest de Los Angeles, vallée de San Fernando), très prisé à la fin des années 70 et au  début des années 80.

24) Terry Gibbs-Buddy DeFranco « Jazz Party-First Time Together » 1981, Palo Alto Jazz label, réédité en CD sur Contemporary/Fantasy label, sous le titre « Airmail Special » avec deux titres supplémentaires qu’il n’y a pas sur le LP original

25) «From Me To You: A Tribute To Lionel Hampton », 2002, Mack Avenue label avec Jeff Hamilton, batterie, Pete Christlieb, tenor, Joey DeFrancesco, orgue, Mike Melvoin, piano, batterie, Anthony Wilson, guitare, Dave Carpenter, basse

26) « The Arrival of Victor Feldman”, 1958, Contemporary/Fantasy Records, avec Scott Lafaro, basse et Stan Levey, batterie.

Interview / Entretien / Article par « Beethoven » Jean-Michel Reisser.