Elsa Vidal, la responsable de la rédaction russe de la RFI, explique dans son livre La Fascination russe. Politique française: 30 ans de complaisance vis-à-vis de la Russie que c’est pour comprendre le point de vue soviétique sur le monde, qu’elle a décidé, enfant, d’apprendre le russe et que ses parents l’ont envoyée en URSS quand elle était encore une adolescente.
Ce premier séjour lui a inoculé un virus: celui de s’immerger dans les sociétés qui l’intéressent, d’apprendre leur langue, de les étudier, d’y vivre et d’essayer d’appliquer ses théories à la vie réelle. Elle s’est formée aux Langues orientales et à Sciences Po, avant d’aller travailler en Russie et dans d’autres pays issus de l’URSS. Comme journaliste, défenseure des droits ou directrice de missions pour des ONG internationales.
Elsa Vidal: La Fascination russe. Politique française: 30 ans de complaisance vis-à-vis de la Russie. Robert Laffont, février 2024, 324 pages. Acceptez les cookies pour arriver directement à la page du livre (nous recevons une commission): Amazon.fr.
Elsa Vidal souligne au début de son livre qu’elle s’est concentrée sur les représentations de la Russie et de la France. Il s’agit d’une exploration des imaginaires français sur la Russie et sur la France. Elle confronte ces illusions et faux-semblants sur la Russie aux réalités du régime et de la société, et elle appliqué la même méthode à la France et à ses tourments.
Ce livre traite essentiellement de la période de 1990 à aujourd’hui. Mais Elsa Vidal offre également des chapitres au sujet De Gaulle et Mitterrand. Elle mentionne même le premier reset de la politique française envers la Russie. Il date de… 1867!
Dans l’attente de l’Exposition universelle de 1867, l’Empire russe occupe une place d’invité d’honneur. Paris est préoccupée par l’essor de la Prusse, un souci que partage Saint-Pétersbourg. Mais avant tout, la Russie envisage de se rapprocher de la France pour obtenir la révision du traité concluant la guerre de Crimée, à l’issue de laquelle elle a perdu l’accès à la mer Noire. Elsa Vidal note que les lumières de Paris et les fêtes organisées en l’honneur de la délégation russe se révèlent insuffisantes pour dépasser des discordances politiques de fond. Notamment à propos de la Pologne, dont le soulèvement contre l’Empire russe – sous le joug duquel elle se trouve – est soutenu par la France et les Français. Un attentat, raté, vient même émailler le séjour du tsar.
Selon Elsa Vidal, la présidence de François Hollande apparaît comme celle qui s’éloigne le plus de la volonté d’alliance franco-russe. Sa vision de la Russie est la plus politique, la moins sentimentale et la moins fascinée de toutes par Vladimir Poutine.
Quant à la tentative de «remise à zéro» des relations entre la France et la Russie en 2017 à l’occasion du 300e anniversaire de l’alliance diplomatique, la première, entre le tsar Pierre le Grand, la France de la Régence et la Prusse, Elsa Vidal note que ce reset voulu par Emmanuel Macron ne débouche sur aucune avancée tangible.
Elsa Vidal note qu’après la tentative d’assassinat de l’ancien espion russe Sergueï Skripal au Royaume-Uni, les progrès en Syrie des troupes de Bachar el-Assad soutenues par Moscou ainsi que l’inauguration d’un pont de dix-neuf kilomètres reliant la Russie à la péninsule de Crimée (annexée par Moscou), Poutine est l’invité de Macron au fort de Brégançon. Dans cette «relance» du dialogue, la France fait cavalier seul. Le président français tente même de réintégrer la Russie au G7.
Elsa Vidal mentionne que Macron, contre la position du ministère des Affaires étrangères, qui sait ce que cette finlandisation coûtera à l’Ukraine et ce qu’elle perdra en liberté et souveraineté, évoque même la possibilité d’une neutralité pour Kiev (idée déjà avancée par Nicolas Sarkozy).
Cette politique de Macron se poursuit. Selon Elsa Vidal, la rencontre du 7 février 2022 à Moscou est peut-être la plus terrible de toutes. Marquée par cette photo qui incarne toute la distance que Vladimir Poutine a installée entre lui et Paris. Une table de quatre mètres pour un tête-à-tête de cinq heures. Macron dit qu’il aurait obtenu de Poutine qu’il n’y ait ni dégradation ni escalade dans ce qui n’est encore considéré que comme «la crise ukrainienne».
L’origine de ce reset se trouve dans la rencontre d’une volonté, celle d’Emmanuel Macron, et d’une vision doublée d’une expertise, celles de Pierre Vimont. En 2019, Macron nomme Vimont «envoyé spécial pour l’architecture de sécurité et de confiance» avec Moscou. Un poste qui vient jouxter celui de Jean-Pierre Chevènement, représentant spécial pour la Russie dans le domaine de la diplomatie économique. Vimont est l’architecte du reset, qu’il a pensé et formalisé dans un rapport produit pour la fondation des Leaders pour la paix, et que le président Macron a lu.
Elsa Vidal explique que selon Vimont, il faut absolument s’extirper d’une logique de méfiance réciproque héritée d’une soi-disant trahison américaine, celle du «pas un pouce». Cette expression fait référence à des échanges entre le secrétaire d’État américain James Baker et Mikhaïl Gorbatchev, le dernier président soviétique, après la chute du mur de Berlin. Baker aurait proposé un échange de bons procédés. Si Moscou ne s’opposait pas à la réunification allemande, alors l’OTAN ne s’étendrait pas d’un pouce à l’est. Promesses jamais écrites, jamais formalisées et donc sans aucune force juridique. Elsa Vidal explore tout cela plus en détail dans son ouvrage.
Elsa Vidal souligne que Poutine s’efforce de retrouver le condominium exercé à égalité avec les États-Unis sur les affaires du monde. De l’Europe, il n’attend ni ne demande rien – mais il se saisit de ce que nous lui offrons.
Elsa Vidal n’oublie pas de mentionner que Macron, le 9 mai 2022, à Strasbourg, met en garde contre «la tentation de l’humiliation et l’esprit de revanche» envers la Russie. Cette déclaration sème le trouble parmi les alliés européens de l’Ukraine, en particulier ceux qui ont souffert directement de l’impérialisme russe au cours des derniers siècles et des dernières décennies: les pays baltes, la Pologne et la Finnlande. Ces propos sont tenus deux mois et demi après le début de la guerre. Et surtout plus d’un mois après la découverte des crimes de guerre commis par la Russie à Boutcha et à Irpine.
Emmanuel Macron ne s’arrête pas là. Le 3 juin 2022, dans un entretien avec des représentants de la presse régionale française, Emmanuel Macron persiste et déclare: «Il ne faut pas humilier la Russie pour que, le jour où les combats cesseront, nous puissions bâtir un chemin de sortie par les voies diplomatiques. Je suis convaincu que c’est le rôle de la France d’être puissance médiatrice.»
Pour dissiper le malaise et alors que la présidence française du Conseil européen approche de son terme, Emmanuel Macron fait le voyage de Kiev où il arrive le 16 juin 2022. Il est accompagné d’Olaf Scholz – le chancelier allemand – et de Mario Draghi – le président du Conseil italien –, qui eux non plus ne se sont jamais rendus en Ukraine depuis le 24 février. Premier message à faire passer selon Elsa Vidal: afficher l’unité des «vieilles nations européennes» favorables à l’entrée de l’Ukraine dans l’UE, et assurer Kiev d’un soutien sans faille. Ce qui neva pas de soi parce que, juste avant son arrivée dans la capitale ukrainienne, Macron déclarait toujours à son homologue roumain vouloir «bâtir la paix» et insistait sur le fait que «le président ukrainien […] devra négocier avec la Russie». Un engagement dont il ne dévie pas – malgré la visite de Kiev – puisqu’il l’évoque encore en Italie à l’automne devant les représentants dela communauté de Sant’Egidio.
Il faut attendre 2023 pour que Macron change de position. Elsa Vidal souligne notamment que, le 1er juin 2023, au forum Globsec de Bratislava, le président français reconnaît le risque de sécurité que la Russie incarne depuis quinze ans. Il en énumère alors les éléments constitutifs: «le discours de Vladimir Poutine à Munich de 2007, l’agression contre la Géorgie de 2008, contre l’Ukraine en 2014, contre l’Ukraine encore en 2022 et la vassalisation rampante de la Biélorussie […]». Macron dit clairement: «Il n’y a pas de place en Europe pour un fantasme impérial.»
Le livre d’Elsa Vidal a été publié en février 2024, sinon elle aurait sûrement mentionné que Macron a franchi encore un pas en déclarant la possibilité d’envoyer des troupes au sol en Ukraine. Le lendemain de cette déclaration, le 27 février 2024, le Premier ministre français, Gabriel Attal, a abondé en affirmant qu’«on ne peut rien exclure dans une guerre», surtout lorsque celle-ci a lieu «aux portes de l’Union européenne».
Dans un autre chapitre, Elsa Vidal souligne que, le soir de la décision prise par Barack Obama de ne pas frapper la Syrie, malgré les «lignes rouges» franchies, le chef de l’Etat géorgien Mikhail Saakachvili expliquait à son entourage que Poutine interpréterait cela comme un droit à attaquer l’Ukraine. Quelques mois plus tard, l’histoire lui donnait raison.
Le 7 août 2008, après six mois de tensions et d’accrochages de plus en plus fréquents, d’efforts de la part du président Mikheïl Saakachvili pour obtenir une médiation occidentale, la Géorgie répond à une provocation des séparatistes et lance une offensive contre l’Ossétie du Sud. Les chars russes, massés près de la frontière géorgienne après un «exercice militaire» dans le Caucase du Nord, interviennent le lendemain, envahissant une partie du territoire géorgien. Le 9 août 2008, un front additionnel s’ouvre en Abkhazie.
La Géorgie compte deux à trois fois moins de soldats que la Russie qui a soixante mille soldats massés à la frontière. Les chars russes progressent rapidement. Le ministre des Affaires étrangères du président Sarkozy, Bernard Kouchner, cofondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde, s’envole pour Tbilissi, accompagné par le Finlandais Alexander Stubb qui assure la présidence tournante de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), impliquée dans les efforts de stabilisation de la région depuis les années 1990. Les deux hommes négocient un premier projet de cessez-le-feu avec le président Saakachvili et s’attendent à ce que Nicolas Sarkozy le présente à Moscouà Dmitri Medvedev, alors locataire du Kremlin. Mais Jean-David Levitte déconseille au président d’arriver à Moscou avec un document négocié d’abord avec les Géorgiens. Celui-ci rédige donc une version alternative constituant la base de l’accord, et qui sera retravaillée à Moscou. Le 12 août à Moscou, les négociations s’éternisent pendant que les troupes russes gagnent du terrain. Craignant d’être mis devant le fait accompli, Nicolas Sarkozy propose que les chefs d’Etat français et russe rédigent eux-mêmes l’accord. Ce document en points prévoit: le non-recours à la force, la cessation définitive des hostilités, l’accès libre à l’aide humanitaire, le retour des forces géorgiennes dans leurs lieux de cantonnement habituels, le retrait des troupes russes derrière les lignes de démarcation existant avant le début du conflit le 7 août 2008, la mise en œuvre de mesures de sécurité additionnelles dans l’attente d’un dispositif international ainsi que l’ouverture de discussions internationales sur les modalités de sécurité et destabilité en Abkhazie et en Ossétie du Sud.
Le document est rédigé en deux exemplaires, et, détail crucial, uniquement en français et en russe. Une traduction en anglais est produite pour le président géorgien. Elsa Vidal souligne que Sarkozy va plus loin que tout autre dirigeant occidental avant lui en reconnaissant à Moscou «le droit de “défendre” les “intérêts” des “russophones à l’extérieurde la Russie”». La Russie stoppe son avancée en direction de Tbilissi. Les combats cessent. L’accord est salué en France comme un tour de force de Nicolas Sarkozy.
A l’arrivée de la délégation française à Tbilissi, le président Saakachvili découvre que l’accord négocié avec Bernard Kouchner et Alexander Stubb est mort. Il refuse de signer la nouvelle mouture. Et pour cause: celle-ci est trop générale et vague, ce qui laisse la place à des interprétations que les autorités russes vont exploiter – forts d’une vieille pratique diplomatique qui est la leur en la matière. Ainsi, dès la signature de l’accord, les Russes ne tiennent pas leurs engagements.
Elsa Vidal souligne, qu’arguant d’un problème de traduction qui entraîne une divergence dans l’interprétation de la formulation du point 5 de l’accord, les troupes russes ne se retirent pas complètement des territoires qu’elles occupent car elles prennent pour référence les frontières de ces régions à la période soviétique et non depuis l’indépendance de la Géorgie. Les Etats-Unis sont contraints de s’impliquer. La secrétaire d’Etat, Condoleezza Rice, s’arrête le 15 août en France pour rencontrer Nicolas Sarkozy. Puis, en Géorgie, elle présente à Saakachvili un document additionnel précisant certains points omis dans le document initial et ces derniers sont affinés, lors d’appels avec Jean-David Levitte. Le nouveau cessez-le feu est signé le 15 août par Saakachvili, le 16 par Medvedev. Par la suite, non contente de ne pas retirer ses troupes, le 25 août, la Russie reconnaît les deux régions comme indépendantes – ce qu’elle n’avait pas fait jusque-là – et y installe des bases militaires. Un affront personnel pour le président Sarkozy.
Elsa Vidal offre évidemment encore beaucoup plus de détails au sujet de la Géorgie, mais pour les découvrir, vous devez lire ce livre accablant pour la France et ses dirigeants.
Elsa Vida souligne qu’il faut sortir de la fascination pour Moscou et regarder le régime russe en face. Elle s’oppose à juste titre au défaitisme et au déclinisme en France. Elle note que, depuis 1999, la ligne dure triomphe au Kremlin. Parmi les rares Français qui ont été lucides, elle mentionne le site d’information spécialisé, Desk Russie. Elle insiste que, parmi les hommes et femmes politiques français, de Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen, nombreux sont ceux qui prônent encore aujourd’hui l’indulgence envers Moscou, que cela soit pour s’auréoler d’une touche gaulliste ou néogaulliste et/ou se poser en défenseur de l’indépendance ou de la souveraineté de la France face aux dangers états-uniens.
Elsa Vidal insiste à juste titre que la Russie de Poutine n’est pas le fidèle héritier de l’URSS, qui avait rendu possibles le dialogue et la détente. Par contre, je ne suis pas d’accord lorsqu’elle écrit: «Plutôt que de rester prisonniers d’une opposition entre partisans d’une alliance avec les États-Unis ou avec Moscou, pourquoi ne pas forger notre solution, française et européenne? Par souci d’indépendance.»
Oui, nous devons nous préparer à l’éventualité d’un retour de Trump à la Maison-Blanche. Donc les pays européens de l’OTAN doivent investir beaucoup plus et ensemble dans les technologie de défense. L’Europe a besoin d’un partenariat d’égal à égal avec les Etats-Unis, mais au sein d’une OTAN élargie par des pays comme le Japon, la Corée du Sud et le Taïwan pour affronter la Chine, éventuellement alliée à la Russie, à l’Iran et d’autres dictatures.
Elsa Vidal: La Fascination russe. Politique française: 30 ans de complaisance vis-à-vis de la Russie. Robert Laffont, février 2024, 324 pages. Acceptez les cookies pour arriver directement à la page du livre (nous recevons une commission): Amazon.fr.
Elsa Vidal photographiée par Adelaïde Yvert.
Pour faciliter la lecture, les citations et citations partielles dans cette critique du livre La Fascination russe. Politique française: 30 ans de complaisance vis-à-vis de la Russie ne se trouvent pas entre guillemets.
Critique de livre ajouté le 13 mars 2024 à 21:22 heure de Paris.