Biographie et discographie du pianiste de jazz
Hank Jones ou l’homme aux cléfs d’or
Il y a quelques années, notre héros pianiste enregistrait un album en solo intitulé « Handful Of Key » en hommage à Fats Waller. (1) Ce titre, une composition de Fats, défini parfaitement MAESTRO Hank Jones.
Mince, toujours habillé à quatre épingles (costume et cravate), se tenant droit, au regard vif, un rien coquin et rieur aux éclats, l’homme signifie pour votre serviteur les mots « super classe ». Je l’affirme sans exagérer, aussi bien en matière de paraître que dans toute sa musique.
Il a joué avec tout le monde et reste au top de sa forme depuis au moins… 63 ans ! Un des grands records dans le domaine.
Il semble que depuis la mort de son frère, Elvin, il y a 2 ans, le monde semble enfin rendre justice à ce monstre du clavier. « Il vaut mieux tard que jamais » me direz-vous mais à 88 ans ? La vie prend sa revanche car qui, cet âge très avancé, peut encore jouer comme à ses 30 ou 40 ans ? Personne … Si, Monsieur Henry dit Hank Jones!
Nous nous connaissons depuis près de 30 ans. Cet échange, à « bâtons rompus », vient d’une de nos récentes soirées passées ensemble à parler de sa vie, ses expériences et ses visions sur la musique. Eternel jeune homme, muni d’une vitalité et vivacité d’esprit incroyables, Hank, toujours aussi modeste, a beaucoup d’humour à revendre, tous fort à-propos, comme ses improvisations.
Tu as eu de la chance d’avoir toutes les « bonnes clés » dès son jeune âge, il me répond, avec un large sourire : « Oui bof …En tout cas, pas la clé des champs ! Je l’aurais prise de suite celle-là ! » (rires).
« Mais, j’ai plutôt hérité des –mauvaises- clés qui m’ont ouvert les secrets de l’immense océan sans fonds de la musique. Plus on croit que l’on sait et que l’on maîtrise le sujet, plus on se rend compte que l’on en sait encore moins et que l’on ne maîtrise pas grand chose. Et plus les années passent, plus c’est vrai et plus c’est paniquant! » (longs rires).
Même s’il est d’une rare modestie, Hank en connaît un sacré rayon en matière de musique.
« Je dirais que j’ai acquis beaucoup d’expériences dans pas mal de domaines différents. Je sais ce que le mot discipline veut dire. Dès mon plus jeune âge, ma mère, pianiste amateur, m’a appris ce qu’est la discipline du piano avec l’enseignement du piano classique. Elle voulait que je devienne concertiste classique. Je vais apprendre tous les exercices et sans cesse jouer et le répéter jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune faute. C’était astreignant mais elle m’encourageait toujours, sans cesse.»
Tes parents écoutaient-ils beaucoup de musique à la maison?
« Oh oui. Mon père jouait de la guitare en amateur. Il aimait les gospels, le Blues et la musique religieuse. Il était très religieux. Nous avions des disques et j’écoutais tout ce que je pouvais : Ellington, Fats Waller, Earl Hines, les big bands de Jimmie Lunceford, Benny Carter … et beaucoup de Blues. Mes parents ne vivaient pas dans le luxe mais ils s’en sortaient. J’ai commencé à prendre des leçons de piano vers mes 10-11 ans. »
Fats Waller a eu un grand impact sur toi.
« Enormément car il faisait un programme radio toutes les semaines et chaque matin, à 7h30, la radio diffusait ses disques. Alors j’avais mes oreilles collées contre notre poste de radio et je l’écoutais. La journée commençait toujours en swinguant ! » (rires) « Je dois ajouter Teddy Wilson aussi et, bien sûr, Art Tatum, le génie de tous les pianistes ».
Tes sœurs jouaient déjà du piano.
« Oui, mes deux sœurs aînées en prenaient avant moi. Je n’ai pas eu à acheter de partitions, j’utilisais les leurs. Ma sœur aînée était une enfant prodige du piano dès l’âge de 10 ans. Mais elle est morte dans un accident de patins à glace. Elle avait 12 ans. Ca été un terrible drame pour nous tous. Nous avons eu le même professeur. C’était une femme, excellente pianiste et chanteuse ».
T-a-t- elle enseigné le Jazz?
« Non pas du tout mais elle m’a appris toute la base indispensable du piano plus la composition. Grâce à elle, j’ai acquis une solide technique classique de l’instrument. »
Mais tu devins assez vite demandé sur la scène?
« Dès mon adolescence, je commençais à jouer pour des bals, pour des stations de radios locales. J’étais payé 30 cents le « gig ». Avec ça, on s’achetait 2 hamburgers. C’était rien mais je le faisais. C’est vers l’âge de 20 ans que j’ai commencé à jouer dans des salles et avec des orchestres locaux, aux alentours de Pontiac, ma ville natale ».
A cette époque, tu rencontres deux musiciens qui allaient devenir des géants du ténor.
« C’est dans le « territory band » de Benny Carew que j’ai rencontré Lucky Thompson et Wardell Gray, deux très grands ténors mais aussi 2 méconnus. Ils ont eu des carrières bien atypiques, surtout Wardell, qui est décédé bien jeune. Une grande perte pour notre musique. » (2)
Je crois savoir que les choses ont vraiment débuté à Buffalo n’est-ce pas?
« Exact. C’est là que j’y ai rencontré Art Tatum. Je le connaissais déjà à travers ses disques et c’était mon idole. La première fois que je l’ai entendu, je croyais qu’ils étaient deux pianistes, Art et Tatum ! Quand j’ai su que c’était qu’un seul homme qui jouait ainsi, je ne pouvais pas le croire. A Buffalo donc, en 1943, je tournais en trio avec un ténor et un bassiste. Original non ? Il y avait un club nommé « McVan’s ». Je finissais mon job vers 23 h et Art terminait chez « McVan’s » vers 1h du matin. Je fonçais alors l’écouter tous les soirs. Ensuite, il allait manger dans un restaurant où il y avait un piano. Puis on continuait dans un bar ou chez des amis. Je le suivais partout, je le regardais et l’écoutais sans cesse. Il aimait tellement jouer qu’il lui arrivait de s’arrêter à midi le lendemain. Nous sommes devenus des amis. »
T’a-t-il montré beaucoup de choses ou donné des conseils?
« Non, rien. Le regarder jouer ne suffisait pas car ses doigts allaient beaucoup trop vite. Il fallait écouter les harmonies. Ensuite, je commençais à déceler certaines choses. Après écoutes, je reconnaissais certains traits qu’il interprétait et pourquoi il les jouait de cette façon. C’est comme ça que j’ai pu comprendre un tout petit peu ses phrases, sa technique et ses interprétations surhumaines. Je m’essayais juste à côté de lui pour ne rien perdre de ce qu’il faisait ! C’était absolument incroyable ! Il jouait sans effort. Tout coulait d’office. Même encore aujourd’hui, quand je le réécoute, je ne peux toujours pas croire ce que j’entends. Un pur génie ! »
Parliez-vous de musique, de piano?
« Il ne parlait jamais de musique. Il était passionné de tous les sports, connaissait tous les champions dans toutes les catégories, tous les titres, tous les tournois ; un non sens, lui qui était presque aveugle. C’est le secret : parler de tout sauf de musique. » (Rires)
C’est là que tu as rencontré un tout jeune musicien qui allait également devenir un grand.
« Un soir, en 1943, après mon concert, un jeune type, mince, très bien habillé avec un beau sourire, s’avança vers moi pour me féliciter et me dire que j’étais « un super pianiste », ce furent ses termes. C’était Ray Brown [Ray Brown sheet music]. Nous avons bavardé un bon moment. Fan de Tatum lui aussi, nous sommes allés l’écouter et c’est comme ça que Ray rencontra Tatum. Ils ont joué ensemble par la suite bien sûr. »
Tu commençais à te rapprocher de New York mais les choses ce sont précipitées je crois?
« Lucky Thompson me recommanda vivement au trompettiste Hot Lips Page. Ce dernier m’envoya une lettre pour m’engager et c’est de cette manière que je suis arrivé, en 1944, dans la grande « pomme » et la 52èmerue. (3) Outre Hot Lips, je jouais avec Andy Kirk. Quel magnifique leader et homme. J’en garde un souvenir éclatant. Puis Coleman Hawkins, John Kirby et Billy Eckstine m’ont appelé. Dans le big band de Billy, il y avait Fats Navarro. Déjà à cette époque, c’était un grand de la trompette. Tout le monde se côtoyait et se respectait. Il y avait des tas de clubs tels que le « Spotlight », « L’Onyx », le « Three Deuces » etc … Une époque bénie pour gagner en expériences car la créativité musicale était partout. J’y étais bel et bien, je n’ai pas rêvé. » (rires)
Donc aucune barrière stylistique n’existait entre vous.
« Non, ce sont les critiques qui mettent des étiquettes. La musique reste la musique, point. Sydney Bechet venait même « jammer » avec nous. C’était aussi un des plus grands de tous les temps, un peu comme Parker ou Tatum. Nous nous préoccupions de musique, pas d’étiquettes ni de noms particuliers à donner.»
Tu as vu débarquer Charlie Parker et Dizzy?
« Oui et au début, on se demandait comment jouer avec eux leur musique car ils innovaient sacrément ! Je connaissais Charlie et Dizzy mais pas leur nouvelle musique. Ray Brown débarqua un soir me voir quand je jouais avec Hot Lips Page. A l’entracte, Dizzy arriva et vint me voir. Je lui présentai Ray. Il fut engagé dès le lendemain chez Dizzy. Et devine qui il y avait à la répétition ? Dizzy, Charlie Parker, Bud Powell et Max Roach. Tu vois un peu ?! Un sacré quintet n’est-ce pas ? Ray a débuté de suite en haut de l’affiche, comme un pape.» (rires)
D’ailleurs, Ray me confia que l’on parle toujours de Bud Powell mais pas assez de Al Haig ni de Stan Levey, qui furent très importants dans cette nouvelle musique.
« Ray a tout à fait raison. Au tout début, Al et Bud se partageaient le piano dans le quintet. Al a eu aussi une grande influence sur moi. C’était un sacré pianiste. D’ailleurs il n’aurait jamais joué avec Dizzy et Parker. Tous les musiciens l’adoraient. Stan Levey fut un des tous premiers batteurs de ce nouveau style et que l’on ne mentionne jamais, ni dans les livres ni dans les articles. J’aimerais réparer cet oubli. Il était là avant Max d’ailleurs. Stan était un gamin à l’époque. Il n’avait pas 20 ans. Il vient malheureusement de nous quitter et cela m’a rendu triste. Il était un des batteurs favoris de nous tous et un homme magnifique. » (4)
« Je n’ai jamais aimé le terme « Be-Bop» que l’on donna à cette forme de musique. Cela ne décrit pas la musique qui fut crée. En plus, le terme déprécie ce genre musical car, pour tout celui qui veut bien le jouer sait que c’est très, très difficile. Pas mal de musiciens ont dénigré ce style car ils ne pouvaient tout bonnement pas le jouer. Trop difficile. Ils étaient jaloux!
J’utiliserais le mot de « musique innovatrice ». Tout comme le mot « Jazz », je le trouve péjoratif et pas du tout adapté à notre musique. Certains aujourd’hui tirent partis de ce mot pour en faire de la soi-disante bonne publicité. Je regrette mais, pour beaucoup de gens, quand vous prononcez ce terme dit « Jazz », il y a une connotation très négative. »
Les années 40 et 50 furent des années de grandes créations et d’innovations.
« J’ai entendu, à cette époque, parmi les plus grandes choses musicales de toute ma vie. Ils étaient tous là. Tous ceux dont j’ai déjà parlé mais aussi Thelonious Monk, Basie, Duke, Benny Goodman, Artie Shaw, Don Byas, Louis Armstrong, Sidney Bechet etc … Tous ! Je m’occupais souvent d’Art Tatum : j’allais le chercher chez lui (il vivait dans un hôtel) pour l’emmener au « Three Deuces » car il ne pouvait pas se déplacer seul. »
Après toutes ces expériences entre 1944 et 1946 dans de nombreux d’orchestres et styles différents, Norman Granz l’appelle. Je sais que c’est Ray Brown qui était derrière tout ça …
« Un jour, je reçois un téléphone de Ray, m’invitant à jouer chez lui avec Ella Fitzgerald. Je fus engagé sur-le-champ. En fait, Ray avait un plan, comme toujours d’ailleurs. Il désirait fonder son trio et il me voulait absolument. Venant de se marier avec Ella, il vira son pianiste attitré, pas très fiable, pour m’y mettre. Etre le pianiste d’Ella ? Mon Dieu, c’était inespéré. Le batteur était Charlie Smith, grand spécialiste des balais, peu reconnu et qui décéda jeune (5a). C’était le Ray Brown trio plus Ella Fitzgerald. » (5b)
Norman Granz engagea Ray pour ses “JATP” (“ Jazz At The Philarmonic »). Ce dernier lui suggéra son trio et Ella. « Ray Brown était déjà un vrai leader et un homme d’affaires avisé. Il s’occupait de tout : des contrats, interviews, des voyages etc … On était les mieux payés de tous les musiciens. Je sais qu’il exigea un très bonne somme d’argent à Norman, qui s’exécuta. Il ne le regretta jamais. Il savait qu’il avait un très bon trio et certainement la meilleure chanteuse. Nous avons voyagé partout pendant les 5 ans que j’y suis resté. J’ai eu la chance de jouer avec tous les grands : Dizzy, Charlie Parker, Roy Eldridge, « Sweets » Edison, Buddy Rich, Shelly Manne, JJ Johnson, Stan Getz, Lionel Hampton [sheet music], Lester Young, Bill Harris, Benny Carter, Johnny Hodges, Gene Krupa, Buddy DeFranco, Clark Terry, Les Paul etc … Tous. Nous sommes allés jusqu’en Grande Bretagne en 1948 et en Europe en 1952.» (6)
C’est à cette époque qu’il réalise quelques titres avec Charlie Parker.
« Il m’aimait bien. On travaillait tous pour Norman donc les choses étaient simples : il y avait Ray à la basse, Shelly Manne ou Buddy Rich à la batterie. Ce fut un des plus forts souvenirs de toute ma vie de jouer avec lui et spécialement en quartet. Il était très facile de jouer avec.
Il était capable d’écrire un thème complètement nouveau en 5 minutes. Il s’adaptait avec n’importe qui. Il possédait un gros son d’alto fantastique, une technique jamais égalée pour exprimer ses idées, un discours phénoménal et, tout comme Art Tatum , une aisance folle. Il ne fournissait aucun effort à jouer. Aucun ! Un vrai génie sans égal et certainement le musicien qui m’a le plus impressionné.» (7)
Ensuite tu deviens sédentaire et ne tu voyages plus.
« Je voulais passer à autre chose. J’ai souvent joué avec Benny Goodman, Artie Shaw, Sammy Davis Jr. etc … Le label Savoy m’offrit alors un bon contrat. Je devenais le pianiste maison du label. Il y a avait Wendell Marshall ou Paul Chambers à la basse, Kenny Clarke ou Shadow Wilson à la batterie. Nous étions la rythmique maison et avons réalisé beaucoup d’albums. Onzie Cadena en était le producteur. C’était un réel fan de Jazz. J’ai enregistré un album en solo aussi pour lui. Un album fameux qui reste dans toutes les mémoires s’appelle « Opus De Funk » avec Milt Jackson , Frank Wess, Kenny Clarke et le bassiste Eddie Jones. Ce fut un hit et reste un classique de l’époque. Cannonball Adderley et son frère ont enregistré leurs premiers albums avec nous. Cela a duré 3 ans. »
« Puis la télé CBS m’engagea pour devenir le pianiste de leurs shows, j’auditionnais aussi tous les artistes de chez eux. J’accompagnais donc toutes sortes de chanteurs, danseurs, conteurs, comiques parfois … J’enregistrais des musiques de films et des « jingles ». Ce fut une grande expérience car j’ai encore appris énormément de choses, surtout à devenir un pianiste tout terrain, capable de jouer un maximum de choses avec tous ces gens totalement différents. Il faillait écouter sans cesse. Et c’était bien payé pour l’époque : US$ 250.— la semaine (= environ aujourd’hui US$ 1’800.–). La vie n’était pas chère donc je vivais très bien.. Je jouais avec Milt Hinton était à la basse, Osie Johnson à la batterie et Barry Galbraith à la guitare. On nous appela ainsi « The New York Rhythm Section » (8) Il nous arrivait de faire 4 shows par jours, de huit heures le matin à minuit le soir puis d’enchaîner avec une séance de Jazz. Ensuite, nous allions « jammer » vers 3 heures du matin. Une période faste. On dormait peu, voire pas du tout car le travail reprenait à 8h le matin chez CBS. On s’est amusé comme des fous. » (rires)
Ce qui n’empêchait pas de jouer du Jazz.
« Non car on enregistrait beaucoup pour diverses marques avec de nombreux solistes et chanteuses, dont beaucoup avec des big bands tels que ceux de Manny Albam, Al Cohn, Ernie Wilkins, Quincy Jones, Maynard Ferguson, JJ Johnson, Oliver Nelson etc … » (9)
Un des albums qui a marqué le Jazz à cette époque, c’est le fameux « Something Else » avec Cannonball Adderley, Miles Davis, Sam Jones et Art Blakey en 1958. D’où est venue cette idée?
« Je crois que c’est Alfred Lyon, le patron de « Blue Note », qui en a eu l’idée. Il s’est vraiment passé quelque chose à cette séance en effet. Nous étions tous à l’écoute les uns des autres. Je crois qu’en ce qui me concerne, Miles et Cannonball m’ont beaucoup inspiré. Il n’y a eu aucune pression de personne, chacun apportant sa personnalité au groupe et aux titres joués. Un grand moment, que je qualifierais de magique. »
En 1975, la télé CBS se sépare de ses « musiciens maisons ». Hank Jones revient sur le devant de la scène du Jazz. On l’avait presque oublié…
« J’ai commencé à retravailler de plus en plus en clubs. Puis, je suis parti au Japon en 1976, participé à des festivals dont celui de Concord où j’y ai reçu un accueil très chaleureux. Puis, on me demanda de partir pour des tournées européennes dès 1977. Tout s’est très bien enchaîné. Je sévis encore toujours aujourd’hui, comme tu peux le constater! » (rires)
Tu as beaucoup enregistré sous le nom du « Great Jazz Trio ». L’idée vient de qui?
« Les japonais m’ont approché avec cette idée. Ron Carter et Tony Williams étaient déjà engagés. J’avoue avoir été très surpris qu’ils aient pensé à moi car je trouvais que mon jeu était très loin de leur style. Tony Williams était flamboyant et avait 6 ou 7 toms différentes. Il jouait beaucoup, très fort et souvent seul. Il n’avait pas du tout l’habitude du trio. Je crois que c’était une de ses premières réelles expériences dans ce contexte. Il a fallu beaucoup répéter, ajuster un tas de choses pour que nous nous entendions. Travailler en trio requiert d’autres différents éléments que de travailler en big band ou en quintet. C’est à part. »
Et pour Ron?
« Ce fut plus facile car j’avais déjà joué avec lui. Et Ron connaissait bien le sujet car il travailla souvent avec les trios de Barry Harris ou de Junior Mance entre autres. »
Je ne vous ai jamais vu en « live » tous les trois ensemble. Je le regrette.
« Impossible. Nous n’avons joué en «live» qu’une semaine au Village Vanguard en 1977 et un concert au Japon. C’est tout. Pour le reste, c’était du studio, exprès pour ces albums. J’aurais voulu qu’il devienne un trio régulier mais Ron et Tony étaient trop occupés ailleurs. Je suis assez heureux de ces albums. Ils sonnent bien. »
On n’entend pas du tout cette grande différence de styles entre vous. Ce trio sonne vraiment magnifique. A mes oreilles, tu joues « plus moderne » et « ose » plus.
« Peut-être. On a travaillé dur pour y arriver. En matière de musique, les différences de styles peuvent exister mais, comme la musique est un langage universel et sans âge, on doit pouvoir s’entendre et s’amuser. Je me suis adapté à leurs styles qui étaient plus avancés que le mien. »
Tu es un pianiste tout terrain.
« Je ne me rallie à aucun styles en particulier. Je ne suis pas « Bop », pas « Swing » … rien de tout ça. Je pense sincèrement être un pianiste complet, avec ma propre personnalité, qui s’adapte à toutes sortes de situations musicales différentes. C’est ce que j’ai essayé d’apprendre pendant toutes ces décennies en jouant avec plein de personnalités originales. Je dois ajouter que je joue des deux mains. Bon nombre de pianistes qui ont suivi la génération de Bud Powell ont presque ignoré leur main gauche. On aurait dit que leur bras gauche était amputé (rires). Non, vos deux mains sont très importantes pour le bon équilibre de votre jeu pianistique et de vos partenaires musicaux. »
Donc tu t’es inspiré de tout cela ?
« Oui, je me suis imprégné de toutes ces différentes formes musicales pour les adapter à mon jeu et mon son de piano, si tenté que j’en ai un … ». (regard interrogateur)
Tu as un son bien personnel également quand tu joues du « Fender Rhodes ». J’adore ta façon de t’en servir.
« Tu trouves ? Merci beaucoup. On me l’a déjà dit. Même si je ne suis pas un fan, je dois reconnaître que l’album réalisé en 1977 en trio avec Ray Brown et Jimmie Smith pour le label Concord me semble très bon. C’est une fois de plus Ray qui est arrivé avec cette originale idée. Il m’a dit : «Je veux t’entendre jouer des anciens standards d’une façon actuelle au piano électrique. » Je me suis dit qu’il était fou ! Mais, étonnement, cela a bien fonctionné. Il est venu avec une liste de thèmes très intéressants des années 20, dont « Your Feet’s Too Big » de Fats Waller. Nous adorons tous les deux Fats et ce thème en particulier. Ce sacré Ray était très malin car, rien qu’avec ça, il savait que j’allais le jouer ! Deux jours plus tard, nous enregistrions avec la magnifique chanteuse Ernestine Anderson. Un très bel album également. »
Un de mes albums favoris de cette époque est réalisé dans la même semaine. Il s‘agit du retour du fantastique guitariste Tal Farlow.
« Ah oui oui. Tal revenait sur la scène après 10 ans d’absence. Il était très pote avec Ray. Le rêve de Tal était d’enregistrer un album en trio avec Ray et moi-même. Ca c’est fait comme ça. Nous avons mis au point quelques jolis arrangements et hop, c’était dans la boîte. Un vrai régal. On a pris notre pied. Tal était un très grand guitariste et un homme adorable. »
Un autre album que j’adore se nomme « Just For Fun ».
« C’était pour le défunt label Galaxy. Ed Michel, le producteur, me donna « carte blanche », ce qui m’arrive que très rarement dans ma carrière. Le choix fut vite fait : je voulais Ray Brown et Shelly Manne. Et pour quelques morceaux, Ray m’a demandé s’il pouvait convier le guitariste Howard Roberts pour quelques titres. Je lui dit « oui » car Howard, je l’admirais beaucoup mais je n’avais jamais eu l’occasion de jouer avec lui. Peu de gens connaissent cet album passé inaperçu. C’est un de mes favoris ».
As-tu eu une influence musicale sur tes frères Thad et Elvin?
« Je ne crois pas. Thad avait 5 ans de moins que moi et Elvin 9. Et même si je suis parti de la maison relativement tard, vers 20 ans, dès l’âge de 13 ans, je n’y étais plus très souvent. »
Pourrais-tu me parler de Thad?
« Thad était un grand trompettiste, avec un son, une technique et des phrases uniques. Il abandonna presque la trompette quand il fonda son orchestre avec Mel Lewis. (10) Count Basie, d’ailleurs, le poussait à l’époque pour qu’il prenne plus de solos dans son orchestre. Mais c’est l’arrangement qui le passionnait le plus. Dès la constitution de son orchestre, en 1965, il laissa les autres trompettes prendre ses solos. Il écrivait tous ses arrangements sur des bouts de feuilles de papiers et pour tous les instruments sans exception. Il ne possédait aucun papier à musique ni de piano comme référence de base. Il avait l’oreille absolue. Il faisait ça déjà avant d’arriver à New York. C’était instinctif car il n’a jamais pris un seul cours d’orchestration ni de compositions ! Incroyable et unique. Il a laissé une grande emprunte car tous les big bands au monde jouent des compositions et des arrangements de Thad. Même sa façon de diriger était très spéciale. Il axait le tout sur la visualisation. Il regardait chaque musicien dans les yeux. Il vous regardait et ses yeux vous disaient : « mon vieux, tu vas donner le meilleur de toi-même maintenant » et cela se passait bel et bien. A mon avis, Thad était aussi grand trompettiste que compositeur, arrangeur et leader. »
Et Elvin?
« Je peux l’affirmer : j’ai de suite vu en Elvin un future grand musicien. Dès son plus jeune âge, ses capacités étaient hors normes. Cela se confirma par la suite. Il devint une légende et une icône pour beaucoup de batteurs. » (11)
Vous avez enregistré combien d’albums les trois ensemble:
« Trois me semble-t-il » (12)
Quelles qualités faut-il avoir pour pouvoir accompagner une chanteuse?
« Une chanteuse, c’est comme un soliste : il faut servir la personne qui est devant vous. Quand j’accompagne Joe Lovano ou Diana Krall par exemple, ce n’est plus Hank Jones le pianiste qui se trouve sur le devant de la scène mais bien Joe ou Diana. Je deviens leur soutien. Donc il faut jouer ce qu’ils veulent et ce qu’ils aiment, être présent, suggérer, guider, remplir les quelques espaces vides, souligner les notes sans jamais déranger ni détruire ce qu’ils font. Tout un art très difficile. C’est ce que j’appelle de la vraie discipline et une grande écoute. »
Quelles différences y avait-il entre accompagner Ella et Sarah?
« Ella n’était pas qu’une voix mais une instrumentiste à part entière. Elle improvisait toujours tout le temps. Elle aimait les « block chords », des accords bien pleins, comme un accompagnement de big band. C’est très difficile car il faut être en constante écoute et démarrer au quart de tour dès que cela s’impose. Pour jouer avec Ella, il fallait avoir une section rythmique en béton. Sinon, c’était la galère. Les mauvais accents rythmiques avec elle ne pardonnaient jamais. »
Avec Sarah, elle aimait les accompagnements en notes détachées et était moins exigeante quand aux fonctions strictes et précises de la section rythmique. Elle improvisait beaucoup moins qu’Ella donc c’était moins périlleux, aventureux. Sarah jouait avec les harmonies, elle aimait cela. Ella faisait ça aussi. Mais je me suis régalé dans les 2 cas. C’étaient les meilleures de toute façon ».
Et la musique classique?
« Je continue à en jouer tout le temps. Je n’ai que quelques compositeurs auxquels je me rattache depuis toujours et qui forment ma base pianistique : Chopin et Bach entre autres. Chopin m’aide pour la technique et la mélodie. Bach pour ses fugues et sa manière « d’improviser » car, à mes yeux, c’était un Jazzman bien avant l’heure. Mais je joue aussi mon répertoire habituel. On ne peut pas faire que du Classique si vous êtes Jazzman. Un jour ou l’autre, vous devez vous asseoir et jouer par exemple « Body And Soul ». C’est obligatoire. »
Tu joues encore chez toi?
« Bien sûr, plus que jamais, surtout à mon âge. Tous les jours, 2 à 3 heures, après le petit déjeuner. J’exerce les gammes majeurs, mineurs, altérées, des arpèges dans les douze tons les 2 mains ensemble à l’octave, des arpèges brisés, des gammes brisées. Je ne travaille jamais l’improvisation. Cela doit être spontané et jamais répétitif. J’ai deux pianos à la maison. Un piano droit situé en bas des escaliers et un Baldwin en haut. »
Quelqu’un m’a soufflé que tes deux pianos ne sont que rarement accordés … (rires)
« Celui qui t’a raconté ça ne t’a pas tout dit (rires) : le Baldwin d’en haut mériterait d’être réparé. C’est donc encore pire que ce que tu pouvais imaginer non ? » (rires)
Vous étiez 10 enfants et presque tous musiciens.
« Oui, 6 garçons et 4 filles. Deux filles jouaient du piano comme je l’ai dit. J’avais encore deux frères qui auraient pu devenir de bons musiciens mais qui ne se sont jamais investis comme il faut : Tom aurait pu devenir un très bon bassiste et Paul un bon pianiste. »
Je crois savoir que tu étais pote avec Thelonious Monk
« Je l’ai rencontré dès mon arrivée à New York en 1944. Un sacré oiseau celui-là. (rires) Nous passions beaucoup de temps ensemble. Il jouait des trucs et moi les miens. Il regardait et me demandait comment je faisais telle ou telle chose. Mais il était déjà, musicalement, bien en avance sur nous tous à l’époque. Un jour, il me dit : « viens à la maison, j’ai quelque chose à te montrer ». Je pensais qu’il allait me dévoiler certains de ses secrets. Il s’assit au piano et me demanda de relever ce qu’il allait jouer. C’était une toute nouvelle composition. Il me dit : «note le titre : « Monk’s Mood ». Je l’ai écrit exactement comme il me l’a interprété. » (13)
Dans les années 40 et 50, beaucoup de musiciens sont morts dû aux drogues. En as-tu pris?
« Jamais. Quand j’ai constaté les dégâts que cela causait, je me suis tenu hors de toutes ces horreurs : je ne bois pas, ne fume pas, fais attention à ce je mange. C’est sûrement à cause de cela que je suis encore en vie aujourd’hui. Même si Stan Getz , Miles ou Sonny Stitt sont morts plus tard, ils ne sont pas venus très vieux. Un vrai gâchis. Je me rappelle qu’un jour, Charlie Parker est venu trouver Ray Brown, Milt Jackson, Shelly Manne et moi-même. Il nous a dit : « Si j’apprends que vous touchez à cette saloperie, je vous casse vos 10 doigts et vos jambes ! C’est compris ?! ». Sachant que Bird était au courant de tout, on n’y a jamais touché. Je suis persuadé qu’il l’aurait fait car il nous aimait beaucoup. »
Je parlais avec Kenny Burrell de toute cette soi-disante « école » de Detroit. Beaucoup de grands musiciens y sont nés tels que Kenny lui-même, Tommy Flanagan, Barry Harris, Roland Hanna, Lucky Thompson, Wardell Gray, Milt Jackson, Donald Byrd etc … Mais Kenny n’y trouve aucune explication. Qu’en penses-tu?
« Il s’agit encore d’un cliché sorti de l’imagination d’un journaliste à deux sous. » (rires) « Comme Kenny, que j’ai connu à New York en 1950, je ne pense pas qu’il y ait eu une école de pianistes ni un style particulier venant de Detroit. Nous nous ne connaissions pas à l’époque. Nous nous sommes tous rencontrés bien des années après. Il y a un conservatoire à Detroit mais personne n’en a jamais parlé. C’est une pure coïncidence. »
Est-ce facile pour toi de jouer en solo?
« Non, c’est un aspect totalement différent. En solo, tu joues tout, à tous moments. Tu n’as personne sur qui te reposer. Tu es tout seul avec toi-même. Si tu réussis, c’est excellent, si tu rates, c’est pour « ta pomme » (rires). Par contre, tu es plus libre car tu fais ce que tu veux, quand tu le veux. Aucune contrainte avec personne. Lorsque que l’on ne joue pas tout le temps en solo, on perd vite l’habitude. C’est ingrat et demande beaucoup de travail et de rigueur. On doit énormément s’exercer pour bien maîtriser le solo. »
Quelles sont les qualités d’un très bon bassiste?
«A mes yeux, quand un bassiste joue avec un pianiste, il y a une certaine discipline à acquérir, il ne peut pas faire n’importe quoi. Je n’aime pas entendre un bassiste jouer trop de notes éloignées de la fondamentale de l’accord. Il faut pouvoir atterrir sur la terre ferme. Le bassiste dont les lignes s’éloignent trop de l’harmonie originale me déconcentre. En solo, il peut faire ce qu’il veut bien entendu. Et le nec plus ultra, ce sont les bassistes qui vous donnent une deuxième main gauche. Mais là, il n’y en a que quelques uns au monde qui vous font ça. On les compte sur les doigts des deux mains. »
Des noms s’il te plaît!
« Milt Hinton, George Duvivier, Paul Chambers, Scott Lafaro, Oscar Pettiford, NHOP et, bien sûr, Ray Brown, faisaient ça. Aujourd’hui, il y a Ron Carter, Christian McBride, George Mraz, Dave Holland, John Clayton, Peter Washington. En France, il y a Pierre Boussaguet et au Danemark, Mads Winding et Jesper Lundgaard … Je dois peut-être en oublier un ou deux mais de toute façon, ils ne sont pas si nombreux … »
Qu’attends-tu d’un batteur?
« Qu’il assure d’abord une fonction sacrée : garder le tempo ! Il doit ensuite fournir un arrière-plan qui permette de mettre en avant le soliste. Dans le cadre du trio, sans faire trop d’effets, il doit trouver des figures qui excitent les autres musiciens et l’intérêt du public. La batterie doit se fondre dans l’orchestre et ne doit, en tous les cas, pas écraser les autres instruments. Il doit, en plus, être un très bon soliste car dans le cadre du trio, cette qualité sera souvent mise à l’épreuve. J’aime aussi que le batteur soit à l’aise et qu’il sourie Si ce n’est pas le cas, il a un carton jaune. Ensuite, c’est l’amende des 25 dollars. » (rires)
Qu’aimes-tu chez un pianiste?
« L’aisance technique, les idées, l’élégance, la qualité de progressions harmoniques, les nuances, la précision. On peut entendre tout cela en même temps. Mais la qualité essentielle est, je pense, celle du toucher. On l’entend tout de suite ; l’équivalent du son pour un saxophone. Si le son n’est pas là , le reste n’arrive pas à passer. »
Et tes albums favoris? En tant que leader d’abord.
« Il y a l’album sur Verve, « Urbanity » en solo et trio avec Ray Brown et le guitariste Johnny Smith (a), « The Trio » pour Savoy avec Wendell Marshall et Kenny Clarke (b), les 3 volumes du « Great Jazz Trio » au Village Vanguard (c), « Just For Fun » avec Ray Brown et Shelly Manne (d) , le solo à « Maybeck Hall » sur Concord (e), «Live In Japan » avec George Duvivier et Shelly Manne (f), « The Oracle » avec Dave Holland et Billy Higgins (g), l’album où je joue du « Fender Rhodes » sur 4 titres en 1977 (h) et « It’s Wonderful » avec John Patitucci et Jach DeJohnette (i) … J’oublie l’album en solo au Japon en hommage à Duke Ellington. Le piano y était vraiment excellent (j)
Un autre que tu ne cites pas mais que j’adore également : « Compassion », pour le label français Black And Blue.
« Je l’avais oublié celui-là, avec George Duvivier et Alan Dawson. Oh oui excellent. » (k1)
« Et le seul album avec mon trio régulier qui vient de sortir, « For My Father » avec George Mraz et Dennis Mackrel. Je le trouve fort réussi ». (k2)
Et en tant que sideman?
« Aie, là, c’est très difficile car il y en a beaucoup plus …
Celui avec Charlie Parker avec Ray Brown et Shelly Manne (7), « Opus de Funk » avec Milt Jackson, Frank Wess, et Kenny Clarke (l), les albums avec les frères Adderley sur Savoy (m), « Something Else » avec Cannonball et Miles (n), celui avec Benny Carter sur MusicMasters (o), ceux avec Joe Lovano (p), Milt Jackson et John Coltrane (q), l’album avec Tal Farlow et Ray Brown ( r), celui avec Ernestine Anderson pour Concord (s). Je viens de réaliser une séance avec le clarinettiste et ténor Eddie Daniels dont je suis très content (t) … Ah oui, j’oubliais aussi les 2 séances pour Roost avec le fantastique Sonny Stitt (u)! Sonny était un grand musicien, même si certains font la fine bouche … Celui avec Wes Montgomery, je l’aime beaucoup également (v) … Il y en a d’autres mais je ne me rappelle pas de tous. »
Deux autres me paraissent magnifiques : ceux que tu enregistra avec un maître du ténor en France, Guy Lafitte.
« Guy Lafitte … Ah, un des grands saxes sans contestation. Un vrai poète de l’instrument avec un gros son. En effet, ces albums sont devenus des classiques en Europe.» (w)
Il y a eu quelques trios réguliers qui ont révolutionné cette musique. Peux-tu en parler?
« Je vois … et tu veux que je les cite n’est-ce pas ? A mon avis, il y a eu Art Tatum Trio avec Tiny Grimes et Slam Stewart, Nat King Cole avec Oscar Moore, Johnny Miller et Oscar Peterson/Ray Brown/Herb Ellis.
Puis il y a les trios avec basse et batterie dès la fin des années 50. J’en compte trois très importants : Oscar Peterson/Ray Brown/Ed Thigpen, Ahmad Jamal/Israël Crosby/Vernell Fournier et Bill Evans/Scott Lafaro/Paul Motian. Ils ont tous les trois établis définitivement des bases intemporelles dans ce genre. Un que j’adorais, c’était le Wynton Kelly trio avec Paul Chambers et Jimmy Cobb. Dans le milieu des musiciens, on l’appelait « the killing rhythm section » (rires). Ces types étaient de véritables « tueurs » … de swing, de Blues et de punch! Fantastiques! »
Pourquoi n’as-tu pas eu un trio régulier à la même époque? Il y avait le choix non?
« Je ne me sentais pas prêt pour ce genre d’exercice. J’ai préféré faire autre chose. »
Je ne peux pas te croire, tu es beaucoup trop modeste!
« Je vais t’avouer une chose : j’ai fait mieux que tu ne le penses. (rires) En 1949, Charlie Parker me demanda de faire partie de son groupe. J’ai refusé. Je pensais que je ne serais pas à la hauteur. Puis, à la suite de « Something Else », Miles me demanda aussi de rejoindre son quintet. J’ai également décliné l’offre pour les mêmes raisons. N’est-ce pas incroyable ça, non ? » (rires prolongés) « J’ai choisi la voix commerciale à cette époque plutôt que la voix de la créativité. »
J’avoue être resté sans voix après ce qu’il venait de me raconter. On peut comprendre en fait beaucoup de choses et pourquoi notre homme est resté sous-estimé depuis tant de décennies. Cela paraît effectivement surréaliste … Mais je connais « l’oiseau » depuis longtemps.
Une anecdote à ce propos. L’endroit : la cour de l’Hôtel de Ville, à Genève, pendant le « Festival Estival ». Pierre Bouru annonce Hank Jones. Applaudissements à tout rompre. Je vois arriver Hank. Mais, au lieu de venir sur le devant de la scène saluer son public, il passe derrière le piano, sans que presque personne ne le voit rentrer sur scène ! A la fin du concert, je lui rétorque : « Hank, la prochaine fois, s’il te plaît, fais-moi plaisir : saute dans le piano ! Comme ça, on ne te verra plus du tout ! » Cela défini un peu la personnalité de notre très modeste Maestro.
« Tu sais », lui dis-je, « tu me fais penser à Count Basie. Il a toujours crû qu’il ne savait pas jouer de piano. »
« Je considère le Count comme un de nos grands Maîtres. D’ailleurs, quand je joue en solo, je lui fais souvent des clins d’œil. Aucun pianiste au monde ne peut, une fois ou l’autre, ne pas imiter Count Basie. C’est impossible. Mais je comprends cet était d’esprit … Je pense, pour ma part, que je tapote toujours sur un clavier comme quand j’étais tout jeune. La différence est, qu’aujourd’hui, cela a un peu plus de sens. » (rires)
Comment te définirais-tu en tant que pianiste?
« Oh, question très pertinente mais difficile d’y répondre …Ce qui me parle est l’harmonie. J’en utilise de nouvelles le plus souvent possible, celles que je pense être les bonnes, adaptées au titre que je choisis. Je suis à l’affût de ça tout le temps. J’essaye de trouver toujours quelque chose de neuf et qui sonne « frais », actuel. J’aime créer des ambiances nouvelles. C’est ce qui me fait avancer et aller toujours plus loin. Je suis un musicien moderne dans le sens où je pense rester dans le coup et interpréter des morceaux que les gens veulent entendre aujourd’hui. Rejouer ce qui été fait il y a 40 ans ne m’intéresse pas du tout. Les titres peuvent être les mêmes certes mais les interprétations doivent sonner différemment, plus actuelles. J’espère avoir œuvré pour posséder un style complet et reconnaissable. Dans le domaine de l’harmonie, les limites ne sont jamais atteintes. Tant que l’on garde l’esprit ouvert, on peut faire des progrès. Le jour où on ne l’a plus, on régresse. Ca, c’est le début de la clé du succès. »
« Tu es bel et bien « l’homme aux clés d’or » lui dis-je.
Et il me rétorque: « Oui, encore et toujours avec plein de clés (traduction : « handful of keys »). Cela ne changera décidément donc jamais! ». (gros rires)
Entretien de Jean-Michel Reisser “Beethoven” avec Hank Jones en août 2006.
Notes
1) “Handful Of Keys” : The Music Of Fats Waller, solo piano, Verve 514216-2, 1992
2) Lucky Thompson : 16.06.1924 – 30.07.2005
Wardell Gray : 13.02.1921 – 25.05.1955
3) Hank Jones réalisa ses premiers enregistrements sous le nom de Hot Lips Page avec
son ami le ténor Lucky Thompson en novembre 1944. Classics 809 et 950
4) Stan Levey: 5.04.1926 – 19.04.2005
5a) Charlie Smith, 15.04.1927-15.01.1966
5b) Ella Fitzgerald & Ray Brown « Royal Roost Sessions », Cool and Blue 112, 1948
6) JATP Frankfurt 1952 Pablo 5305-2, JATP Carnegie Hall Pablo 5311-2, 1949
7) Charlie Parker (1949-1953) Verve 539757-2 (toutes les séances avec Hank Jones!)
8) « The New York Rhythm Section » Fresh Sound 371, 1955
9) Manny Albam & His Jazz Great Of All Time, Lone Hill 10118, 1958
10) Hank Jones fut le premier pianiste de l’orchestre en 1965, remplacé par Sir Roland Hanna
11) Hank Jones réalisa quelques beaux trios avec Elvin. Entre autres.
– “ Upon Reflections : The Music Of Thad Jones “ Verve 514898-2, 1993
– “The Great Jazz Trio : Autumn Leaves”, 441 Records FFO 14, 2002
– “The Great Jazz Trio : Collaboration”, 441 Records FFO 28, 2002
12) “Keepin’ Up With the Joneses” Verve 538633-2, 1956, “Elvin” OJCCD 259, 1962, “And Then Again + Midnight Walk” Collectable 6242, 1965-1967
13) Il interprète ce thème sur l’album “Master Class” 32 Records 32022, 1977-1978
Discographie (cd’s) sélective de Hank Jones effectuée par lui-même!
En tant que leader:
a) “Urbanity” Verve 537749-2, 1947-1953
b) “The Trio” Savoy 236, 1955
c) “The Great Jazz Trio” : Live At Village Vanguard, Test Of Time TOT-2, 1977, Live At Village Vanguard 2, Test Of Time TOT-6, 1977, Live At Village Vanguard Again, Test Of Time TOT-8, 1977
d) “Just For Fun” OJCCD 471, 1977
e) “Live At Maybeck Hall Vol.16”, solo, Concord 4502, 1992
f) “In Japan” Jazz Alliance 11001, 1979
g) “The Oracle” Emarcy 846376-2, 1989
h) Jones/Brown/Smith Concord 4032, 1977
i) Hank Jones Solo Piano Jazz Alliance 11003, 1976
j) “It’s Wonderful” 441 Records FFO-30, 2004
k1) “Compassion” Black And Blue 879, 1978
k2) “For My Father” Justin Time 209, 2004
En tant que de sideman.
l) Milt Jackson “Opus De Jazz”, 1955, Savoy SV 109
m) “The Adderley Brothers”, 1955, Savoy SV 17063 (2 cd’s)
n) Cannonball Adderley “Something Else”, 1958, Blue Note 4953292
o) Benny Carter “Legends”, 1992 (beaucoup de duos alto-piano!), MusicMasters 518627-2
p) Joe Lovano « I’m All For You », 2004, Blue Note 5969222, Joe Lovano “Joyous Encounter”, 2005, Blue Note 8634062
q) Milt Jackson/John Coltrane “Bags And Trane”, 1959, Atlantic 812 273685-2
r) Tal Farlow “A Sign Of The Times”, 1977, Concord 4026
s) Ernestine Anderson “Hello Like Before”, 1977, Concord 4031
t) Eddie Daniels “Mean What You Say”, 2005, IPO 1009
u) Sonny Stitt “With The New Yorkers”, 1956, Fresh Sound 85, Sonny Stitt “Plays”, 1957, Fresh Sound 92
v) Wes Montgomery “So Much Guitar”, 1961, OJCCD 233
w) Guy Lafitte “Corps & Ame”, 1978, Black And Blue 915, Guy Lafitte “Happy”, 1979, Black And Blue 989
Le pianiste Hank Jones a enregistré environ 780 albums en tant que sideman et plus de 150 en leader! Le choix reste donc extrêmement vaste dans son immense discographie. Elle débute en 1944 jusqu’à cette année 2006 où il enregistre beaucoup. Il reste l’un des musiciens qui aura le plus enregistré de toute l’histoire.
September 3, 2006: Henry ‘Hank’ Jones est né le 31 juillet 1918 à Vicksburg, Mississippi. Il grandit à Pontiac, Michigan. A l’âge de 13 ans déjà, il joue déjà le piano avec des groupes locaux. En 1944, le saxophoniste Lucky Thompson l’invite à le joindre au Onyx Club à New York City pour jouer avec le trompettiste Hot Lips Page. Au Big Apple, Hank Jones découvre le bebop. Par la suite, il jouera avec tous les grands: Coleman Hawkins, Billy Eckstine, Ella Fitgerald, Charlie Parker, Benny Goodman, Lester Young, Milt Jackson, John Lewis, Tommy Flanagan, Ron Carter, Jimmy Cobb, Ray Brown, Joe Lovano, etc.
Benny Carter, saxophone, Paquito D’Rivera, clarinette, Hank Jones, piano, Dizzy Gillespie, trompette. Photo © Ed Berger, 1990. – Hank Jones sheet music.
Hank Jones: Live at Maybeck Recital Hall. Concord Jazz, 1991. Commandez ce CD chez Amazon.fr.
Hank Jones: For My Father. 2005. Commandez ce CD chez Amazon.de.
Ella Fitzgerald, Ray Brown Trio & Quintett with Hank Jones: Royal Roost Sessions. Commandez ce CD chez Amazon.de.
Milt Jackson, John Coltrane, Hank Jones (sideman): Bags and Trane. Commandez ce CD chez Amazon.fr ou Amazon.com.
Hank Jones: Urbanity, Verve, 1997. Commandez le CD chez Amazon.de.
Article par « Beethoven » Jean-Michel Reisser.