Le livre de Myriam Benraad
Une histoire entre colonialisme, diversité ethnique et religieuse, lutte des classes, nationalisme et panarabisme, etc.
Sur une vingtaine de pages, Myriam Benraad expose l’histoire de l’Irak contemporain, de sa création comme Etat en 1921 par l’Empire britannique colonial jusqu’à aujourd’hui. Elle nous explique que “l’Irak a constitué pendant des décennies l’épicentre d’une vie intellectuelle et politique dense, nourrie par une société civile active et plurielle.”
Du démembrement de l’Empire ottoman suite à la Première Guerre mondiale jusqu’à la situation actuelle, l’Irak s’est trouvé fortement exposé à influences étrangères. A la conférence de San Remo en 1920, “la Grande-Bretagne reçoit officiellement un mandat de la Société des Nations pour administrer les trois provinces ottomanes (vilayets) de Bagdad, Mossoul et Bassora et les conduire vers l’indépendance.”
Myriam Benraad : Irak, la revanche de l’histoire. De l’occupation à l’Etat islamique. Vendémiaire, 2015, 287 pages. Commandez ce livre chez Amazon.fr. Des livres au sujet de l’Irak.
Le résultat? Les Britanniques, présents dans la région depuis 1914, placent l’Irak sous la tutelle du prince Fayçal, héritier de la dynastie hachémite gardienne des lieux saints de La Mecque et de Médine. Il est le fils du chérif et roi du Hedjaz Hussein ibn Ali, qui a dû fuir son trône à Damas en 1920 sous la pression des troupes françaises, écrit Myrian Benraad. Elle ne mentionne pas la Abdelaziz Al Saoud, qui renverse le roi en 1924.
L’auteur écrit à juste titre que Fayçal Ier d’Irak est “étranger aux populations”, “apparaît comme un chef importé et le principe d’une monarchie centralisée et héréditaire est rejeté.” Les populations arabes reprochent “à la Grande-Bretagne d’avoir trahi sa promesse de leur octroyer l’indépendance si elles combattaient les Ottomans à ses côtés.”
En 1916 déjà, la France et la Grande-Bretagne se sont partagées l’influence dans la région dans le cadre des accords secrets Sykes-Picot, qui donnaient aux Français le contrôle de le Syrie et aux Britanniques celui de la Mésopotamie. Bref, les Irakiens sont habitués depuis longtemps à ce qu’on se mêle de leurs affaires.
Déjà en 1920, il y a eu un premier soulèvement armé contre l’emprise britannique, perçue comme “un instrument de division et de domination.” Il “marque le début d’une construction nationale incarnée … par le rejet du système mandataire”. Plusieurs segments de la société irakienne y participe: dignitaires religieux, tribus, élites urbaines, officiers.
Des “phénomènes de dissidence s’expriment aux périphéries du pays”. En 1927 dans la ville de Bassora, des gens “tentent d’établir une république de marchands le long de l’estuaire du Chatt al-Arab”.
La diversité ethnique et religieuse ainsi que les desseins territoriaux et politiques sont des obstacles à qui se heurte la naissance de l’Etat irakien. “Sur ces clivages identitaires se greffe une lutte des classes” entre “riches élites urbaines, propriétaires terriens et paysannerie appauvrie.” Ce qui rassemble les Irakiens, c’est le rejet du colonialisme.
En même temps, c’est le roi Fayçal Ier qui “pousse à l’élaboration d’une histoire canonique irakienne, sous la forme d’un récit national visant à cimenter une identité partagée”. Il établit également “un système éducatif promouvant l’unité face au poids des traditions” et, sous son règne, “la première armée chargée de sécuriser les frontières du pays” est constituée.
Myriam Benraad mentionne la montée du panarabisme, l’idée de l’unité de tous les Arabes au sein d’une seule et même nation. Cette “idéologie baasiste s’est propagée dans tout le Moyen-Orient, et plus particulièrement en Irak à partir des années 1950.”
Le coup d’Etat d’Abd al-Karim Quassem et des Officiers libres en 1958 contre la monarchie, puis le rapprochement du nouvel homme fort avec l’Union soviétique, le conflit entre baasistes et nassériens, la révolte des Kurdes et bien d’autres sujets sont brièvement abordés par l’auteur. En 1963, les baasistes s’imposent finalement dans un autre coup d’Etat. Qassem est exécuté, un régime militaire instauré et les communistes sont pourchassés.
En 1964, un certain Saddam Hussein est emprisonné parce qu’il a participé à une tentative de meurtre visant le président irakien, le colonel baasiste Abd al-Salam Aref; quelques années plus tôt, Saddam Hussein a d’ailleurs déjà participé à un coup de force à Mossoul, qui a échoué. Aref instaure une dictature. En 1968, il est à son tour renversé par un coup sans effusion de sang. Le général Ahmed Hassan Al-Bakr devient président et Saddam Hussein prend la tête du parti Baas et des services de sécurité.
Les baasistes et les Kurdes
Al-Bakr et Hussein sortent l’Irak de l’isolement international, mais leur régime est autocratique. Ils ne cèdent rien à leurs adversaires, notamment aux Kurdes, qui envisagent la création d’un Etat indépendant. Selon Myriam Benraad, l’autonomie kurde annoncée en 1970 et l’accord de 1974 entre le pouvoir central et les nationalistes kurdes“sont ainsi des avancées en trompe-l’œil.” Ce passage est particulièrement instructif:“l’autonomie concédée aux Kurdes … ne renvoie à aucune délimitation géographique précise, excluant les deux zones de peuplement arabe, riches en pétrole, qui sont Mossoul et Kirkouk ; … les représentants de l’assemblée législative autonome … doivent être choisis par Bagdad. Alors que l’accord dispose que la langue kurde deviendra une langue officielle au même titre que l’arabe, le régime baasiste procède une politique violente d’arabisation du Kurdistan… Enfin, en s’entendant avec l’Iran pour qu’il cesse son soutien aux indépendantistes, les baasistes achèvent de miner le mouvement national kurde de l’intérieur. Celui-ci se scinde alors autour de deux tendances : le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) sous la coupe de Massoud Barzani et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), issue d’une scission du PDK en 1975 et conduite par Jalal Talabani.”
En 1972, Saddam Hussein nationalise l’exploitation et les revenus du secteur pétrolier. Ces revenus profitent à tous les secteurs de l’économie irakienne. Le pouvoir central initie une politique de grands travaux. Mais le pays ne se développe pas de manière significative et “devient l’otage de sa rente pétrolière.”
A part les Kurdes, l’autre “ennemi viscéral” du parti Baas, d’Al-Bakr et de Saddam Hussein est le parti communiste. La répression culmine en 1978 avec l’exécution de plusieurs communistes, l’éviction de leurs ministres du gouvernement et tout simplement leur écartement durable de la vie politique de l’Irak.
Le dernier ennemi qui reste alors sont les chiites politisés, en particulier le Parti de l’appel islamique fondé à la fin des années 1950, qui devient très vite influent dans les provinces chiites du sud et dans les quartiers urbains paupérisés, explique Myriam Benraad. Une partie des chiites irakiens est séduite par la religiosité de la République islamique de Khomeyni créée en 1979 en Iran, qui “contraste avec la sécularisation forcenée poursuivie par le Baas en Irak.” La même année, pour éviter un scénario à l’iranienne, Saddam Hussein ordonne la répression et fait exécuter l’ayatollah Mohammed Baqer al-Sadr, figure charismatique de l’islamisme chiite irakien. Des dizaines de milliers de chiites sont expulsés. La violence du parti Baas “ouvre la voie aux replis communautaires de toutes sortes et ébranle une nation déjà fragile.”
Egalement en 1979, Saddam Hussein écarte Al-Bakr – officiellement, il se retire pour des raisons de santé, ce que Myriam Benraad ne mentionne pas – et tue sommairement de nombreux baasistes, accusés de trahison. Pour l’auteur, il s’agit d’un tournant dans l’histoire irakienne. “Aucune forme d’opposition n’est plus tolérée… Saddam pratique une cooptation systématique des membres de sa famille et de sa tribu pour les placer au sommet de l’Etat. … La nationalisation du secteur pétrolier permet enfin au régime de concentrer la richesse économique du pays, mise au service d’un verrouillage social et d’une répression politique sans précédent.”
La guerre avec l’Iran
En 1975, les accords d’Alger entre l’Iraq et l’Iran semblent définitivement régler la dispute frontalière entre les deux pays sur le statut du Chatt al-Arab. Saddam Hussein les remet en question et cherche même à obtenir l’hégémonie régionale. En 1980, il entre en guerre contre l’Iran. Il accuse notamment la République islamique d’avoir violé ses frontières à plusieurs reprises et “récuse par conséquent les accords d’Alger, avec pour objectif de s’emparer des pétrolifères situées à la jonction des deux pays…” Il veut se substituer à l’Iran comme partenaire privilégié des EU et de l’Occident au Moyen-Orient. Mais au lieu de quelques jours, la guerre durera huit longues années. Israël prête main-forte à l’Iran en raison de l’alliance qui liait l’Etat hébreu au régime du Chah et pour empêcher Saddam Hussein de se dater de l’arme nucléaire. Dans ce contexte, l’aviation israélienne bombarde un réacteur nucléaire expérimental situé au sud de Bagdad, tandis que l’Irak reçoit le soutien de l’Union soviétique, des Etats-Unis et de la France. Ce n’est qu’en août 1990 qu’un traité de paix est signé entre les deux pays.
Selon Myriam Benraad, la guerre a causé la mort de plus d’un million de personnes, dont près de la moitié du côté irakien, et achève de détruire de l’intérieur la société irakienne. A ce triste bilan humanitaire s’ajoute le coût de la reconstruction évalué à plus de $60 milliards ainsi que la chute des exportations pétrolières de 3,5 millions de barils avant le conflit à 600,000 pendant la guerre.
L’invasion du Kuweït
Deux ans après la guerre avec l’Iran et le mois de la signature du traité de paix avec ce pays, sur de lui, il envahit le Koweït. Selon Myriam Benraad, son objectif est triple : s’emparer du capital de plus de $100 milliards qui se trouve au Koweït ; augmenter ses richesses pétrolières pour devenir le premier producteur de la planète ; se doter d’un accès élargi au Golfe persique et à ses débouchés.
Cependant, Saddam Hussein mésestime la réponse des Etats-Unis et des pétromonarchies de la péninsule arabique. Washington déclenche l’opération militaire Bouclier du désert et, avec une coalition de 34 Etats et le blanc-seing des Nations Unies libère le Kuweit en février 1991. Plus de 200,000 Irakiens civils et militaires meurent dans cette guerre qui finit avec la défaite totale de Saddam Hussein. Les sanctions adoptées par le Conseil de sécurité de l’OTAN en août 1990, qui visent avant tout les revenus pétroliers de l’Irak, en font le reste. La dégradation des conditions de vie causera la mort de 500,000 civils irakiens en seulement quelques années. Les sanctions achèvent de ruiner l’économie du pays en empêchant toute remise en état de ses infrastructures, écrit Myriam Benraad.
Cependant, le régime baasiste n’est pas affaiblit. L’auteur conclut plutôt qu’il semble figé “dans une domination à l’état brut, dépourvue de toute justification.” Le Baas récuse ses fondements idéologiques au profit d’une prédation à différents niveaux. Un soulèvement populaire qui éclate en 1991 est réprimé dans le sang. Après des élections régionales au Kurdistan suit une guerre civile entre l’UPK et le PDK. Mais le pouvoir central perd le contrôle sur cette région. Le régime baasiste se replie sur un double discours tribal et islamique pour se doter d’une légitimité renouvelée, ce qui ne lui réussit pas. Selon Myriam Benraad, un processus de communautarisation s’enclenche alors. L’Etat central “opère un retrait de la sphère sociale et de ses fonctions coutumières de redistribution.”Saddam Hussein resserre les rangs du parti grâce à l’octroi de petits privilèges et s’assure l’inertie d’une population livrée à elle-même. L’auteur conclut que “l’embargo se mue en ressource pour Saddam, qui exploite les circonstances exceptionnelles créées par les sanctions pour parfaire son monopole de la violence, ses instruments de contrôle et de répression, et se maintenir au sommet d’un Etat exsangue, retranché sur lui-même et discrédité aux yeux du plus grand nombre.” L’embargo onusien n’a pas affaiblit le régime. Saddam Hussein a ainsi pu se positionner comme dernier rempart contre l’impérialisme. En même temps, les sanctions ont porté le coup de grâce à l’Iraq en tant qu’Etat, “qui ne demandait qu’à exploser”. Cette période “préfigure nombre des dynamiques du conflit à venir.”
Un livre important
Toutes ces informations (et plus encore) se trouvent dans le premier chapitre de ce livre important de Myriam Benraad : Irak, la revanche de l’histoire. De l’occupation à l’Etat islamique. Les quelques 220 pages qui suivent sont dédiés à la période de la fin du régime de Saddam Hussein jusqu’à nos jours, avec des excursions dans l’histoire ancienne.
Dans le deuxième chapitre, Myriam Benraad explique que les Américains ont a tort dépeint les sunnites “comme la colonne vertébrale du régime baasiste, l’incarnation collective de la tyrannie.” L’auteur nous apprend que les sunnites partagent avec la majorité de leurs concitoyens chiites une identité arabo-tribale. Leur conversion au chiisme a été tardive pour beaucoup, “ne débutant massivement qu’à la fin du XIXe siècle.” Elle décrit la différence religieuse qui sépare sunnites et chiites ainsi que l’histoire qui a marquée la mémoire collective des Irakiens.
Les sunnites occupaient déjà des postes clefs au temps du calife ottoman,. lui-même de confession sunnite. Dans les années 1920, les Britanniques ont eu recours à ces technocrates et officiers. Les sunnites ont ainsi longtemps maintenu un statut privilégié. Leur importance n’est donc pas un résultat du régime de Saddam Hussein. Les chiites, qui forment l’essentiel de la paysannerie, se sentaient donc marginalisés sous les Ottomans, la monarchie et les Britanniques ainsi que sous le régime du parti Baas. Selon Myriam Benraad, “la notion d’un Etat sunnite est imparfaite et mérite d’être nuancée” car “les sunnites n’ont jamais été une communauté homogène”, comme les chiites d’ailleurs non plus. Elle admet cependant que c’est Saddam Hussein qui, dans l’objectif de diviser pour mieux régner, a exploité le plus les différences ethniques et religieuses. Toutefois, mais sous ce dictateur, les unions mixtes sunnites-chiites restaient monnaie courante, surtout à Bagdad.
Une opposition sunnite s’est formée dès les années 1920. Les multiples coups d’Etat “à partir de 1958 ont presque tous été fomentés par des officiers de confession sunnite.” La majorité est pourtant restée passive, surtout par crainte de représailles contre leurs proches. L’auteur ajoute: “Les sunnites ne se sont jamais considérées comme une communauté uniforme”. A la fin des années 1990, Saddam Hussein n’était soutenu que par une minorité des sunnites. Avant la deuxième guerre aves les Etats-Unis, l’Iraq n’était pas un Etat confessionnel, conclut Myriam Benraad, décrivant l’approche de Washington comme “fantasmagories néoconservatrices” parce qu’elle diabolisait les sunnites et faisait l’apologie des chiites et des Kurdes. Quant aux opposants au régime de Saddam, ils “sont prisonniers de leur diversité et de leurs divisions idéologiques”.
La conclusion de Myriam Benraad
Sautons à la conclusion de l’auteur, quelques 200 pages plus loin. Myriam Benraad voit l’Etat islamique “en large part” comme “l’enfant de cette guerre d’Irak” de 2003 dans une “région à l’irrémédiable déclin des Etats-nations que les puissances européennes avaient arbitrairement formés aux XXe siècle, sans oublier la remise au goût du jour d’un jihad global que l’on avait pu croire affaibli depuis les attentats du 11 septembre 2001.”
Les jihadistes sous la direction d’Al-Baghdadi veulent effacer les frontières coloniales des accords secrets Sykes-Picot ainsi que les idées occidentales comme la démocratie, la laïcité et le nationalisme. Ils préconisent le panislamisme qui unira tous les sunnites, voire tous les musulmans.
Myriam Benraad n’oublie non plus de mentionner les milliers de jihadistes venu de l’Arabie saoudite, les riches sponsors du Koweït et bien d’autres faits pertinents de ce conflit. Pour elle, seul “le réengagement de la communauté internationale” et “une relance de ces transitions par les acteurs modérés encore présents dans ces pays pourra permettre au monde arabe de s’extraire … [du] chaos et [de] la dictature.”
Tous ceux qui aimeraient avoir une vision plus nuancée d’un pays complexe doivent lire ce livre de Myriam Benraad, dont nous avons ici relayé qu’une infime partie.
Critique du livre de Myriam Benraad : Irak, la revanche de l’histoire. De l’occupation à l’Etat islamique. Vendémiaire, 2015, 287 pages. Commandez ce livre chez Amazon.fr. Des livres au sujet de l’Irak.