Joshua Rubenstein est un spécialiste des affaires internationales, grand connaisseur de la Russie soviétique et post-soviétique. Directeur d’Amnesty International pour le Nord-Est des États-Unis de 1975 à 2012, il a été longtemps collaborateur du Davis Center for Russian and Eurasian Studies à l’université de Harvard. Il est désormais directeur associé de Major Gifts, la structure de mécénat de la faculté de droit de Harvard. Il est l’auteur d’une dizaine de livres. Ici, nous parlons de la traduction française de son ouvrage au sujet de la fin de Staline intitulé Les derniers jours de Staline (Perrin, janvier 2023, 368 pages; Amazon.fr).
Joshua Rubenstein note que, le 1er mars 1953, après un terrible accident cardio-vasculaire, aucun dispositif de sécurité ne put empêcher Staline de rester étendu par terre des heures dans sa propre urine, paralysé, et sans aucune possibilité de crier à l’aide.
Staline n’avait plus consulté de docteurs depuis presque un an, excepté un otorhinolaryngologiste pour un méchant rhume en avril 1952. Il avait contracté une peur pathologique des professions médicales et ordonné l’arrestation de ses propres médecins personnels. A la suite du Complot des blouses blanches, Beria et Malenkov avaient fort bien pu décider que, sans preuve concluante d’une urgence médicale, il valait mieux s’abstenir de convoquer des praticiens. Personne ne réclama d’assistance médicale immédiate. Beria, Malenkov et Khrouchtchev rentrèrent chez eux. A ce stade, Staline était souffrant depuis au moins huit heures, et peut-être même jusqu’à dix-huit. Nous ne le saurons jamais de façon certaine, remarque Joshua Rubenstein.
Staline meurt le 5 mars 1953, à 21 h 50, sans avoir regagné conscience. Joshua Rubenstein conclut que le dictateur n’a pas été la victime de ses alliés, mais Malenkov et Khrouchtchev ne se sont pas pressés à sauver la vie de Staline.
Sur les premières 44 pages, l’auteur cite de nombreuses sources pour décrire les derniers jours de Staline, pour ensuite parler de la dernière purge sous Staline, de sa paranoïa des Juifs, de comment le Kremlin tourne la page après la mort du tyran, de la surprise de la réforme qui s’en suit, pour enfin analyser s’il s’agissait d’une occasion manquée pour la paix. Son analyse se termine essentiellement avec l’insurrection de juin 1953 à Berlin-Est.
Parmi les évènements et surprises qui ont boulversé cette période, il y a entre autres le fait que Beria ne succède pas à Staline. Le Soviet suprême, l’assemblée législative purement formelle de la nation, approuva officiellement la destitution de Beria le 8 août 1953 et ordonna qu’il soit traduit en justice devant la Cour suprême.
Comme dans les années 1930, des manifestations de masse eurent lieu partout dans le pays, «des marins en mer aux mineurs en Sibérie», tous réclamant la peine de mort. Condamnés comme il se devait, Beria et les autres furent fusillés le 23 décembre, quelques heures après la conclusion du procès.
Dans son rapport au Département d’État, l’ambassadeur Charles Bohlen écrivit: «Il y a évidemment une forme de justice élémentaire dans le sort de Beria et de ses collaborateurs [de la police secrète], mais il aurait été plus digne que ce châtiment lui soit administré par ses victimes plutôt que par ses complices.» Joshua Rubenstein conclut que le Parti communiste avait pratiqué un exorcisme politique, en offrant Beria à titre d’agneau sacrificiel en expiation des péchés qu’il se refusait à admettre.
Les mois de réformes inattendues à Moscou après la mort de Staline font Joshua Rubenstein se pencher sur les possibilités qui s’ouvraient à l’Ouest. Écrivant au sujet des événements du printemps, Townsend Hoopes, biographe de John Foster Dulles (The Devil and John Foster Dulles, Boston, Atlantic Monthly Press, 1973) observait qu’«en mourant, Staline avait rendu un mauvais service philosophique et pratique, mais Dulles s’était vengé en continuant d’agir comme si cette mort n’était jamais survenue».
Joshua Rubenstein évoque la possibilité d’une occasion manquée après la mort de Staline et avant l’insurrection de juin 1953 à Berlin-Est. Plusieurs hommes politiques et des historiens ont dit et écrit des choses similaires au sujet des notes de Staline de 1952. Quant à la situation après la mort de Staline, Joshua Rubenstein écrit que les héritiers de Staline étaient confrontés à un exécutif américain réticent. Écrivant sur les événements de ces mois-là, il cite Oleg Troïanovski décrivait la frustration de Moscou face à des puissances occidentales qui «ne semblent pas apprécier la modération et refusaient de reconnaître cette vérité évidente que des démarches constructives de l’une des parties requéraient une réponse similaire de l’autre partie».
Joshua Rubenstein mentionne Adam Ulam et cite Townsend Hoopes, qui avait écrit que «la prudence naturelle du président Eisenhowever, combinée au moralisme belliqueux de Foster Dulles, eut pour effet d’empêcher que les occasions qui s’offraient à eux – réduire les tensions de façon significative? Freiner la course aux armements? Réunifier l’Allemagne? Mettre fin à la guerre froide? – ne soient exploitées.»
Johsua Rubenstein cite notamment Malenkov qui, le 15 mars 1953, stupéfia Washington en déclarant de son propre chef que l’Union soviétique croyait en «une politique […] de coexistence prolongée et de rivalité pacifique des deux différents systèmes, capitaliste et socialiste. […] À l’heure actuelle, il ne subsiste pas de sujet contesté ou non résolu qu’il ne soit possible de régler pacifiquement par un accord mutuel des pays intéressés. Cela s’applique à nos relations avec tous les États, y compris les États-Unis d’Amérique». Alors que Malenkov avait fait une déclaration similaire dans son éloge funèbre à Staline, à l’époque, l’Ouest y était resté sourd, selon Joshua Rubenstein.
Mon commentaire à ce sujet: les leaders soviétiques aspiraient probablement à une détente, mais ils savaient que celui qui contrôle l’Allemagne, contrôle l’Europe. A l’époque, la réunification de l’Allemagne était donc illusoire. En ce sens, l’idée d’une occasion manquée en 1952 ou après la mort de Staline l’année suivante reste une chimère.
Joshua Rubenstein lui-même écrit que les émeutes allemandes de juin 1953 secouèrent la confiance du Kremlin, renforçant sa détermination à ne jamais laisser le mécontentement populaire remettre en cause son hégémonie sur les États satellites. En dépit de ses initiatives pour assouplir le contrôle qu’il exerçait sur eux, au printemps 1953, l’intervention de l’Armée rouge en Allemagne de l’Est, tout comme les épisodes de révolte plus dramatiques en Hongrie en 1956 et ensuite en Tchécoslovaquie en 1968 – qui requerraient de véritables invasions militaires pour être étouffés –, firent clairement comprendre que le Kremlin emploierait la force pour maintenir ce contrôle, écrit Joshua Rubenstein à juste titre.
Contrairement à moi, Joshua Rubenstein croit à un window of opportunity entre la mort de Staline le 5 mars et la réaction soviétique aux insurrections en Allemagne de l’Est en juin 1953. L’Ouest, surtout à cause de l’attitude de John Foster Dulles et d’une mauvaise lecture des intentions du Kremlin, n’aurait pas exploré les possibilités qui s’offraient.
Ce ne sont évidemment, comme toujours, que quelques détails tirés d’un ouvrage fouillé.
Joshua Rubenstein: Les derniers jours de Staline, Perrin, janvier 2023, 368 pages. Commandez l’édition française chez Amazon.fr. La version originale, anglaise: The Last Days of Stalin, Yale University Press, 2016, 288 pages. Commandez la version anglaise chez/Order the English edition from Amazon.fr, Amazon.com.
Egalement à lire de Joshua Rubenstein: Joshua Rubenstein: Tangled Loyalties: The Life And Times Of Ilya Ehrenburg, Basic Books, 1996, 496 pages. Commandez ce livre écrit en anglais chez Amazon.fr, Amazon.com.
Joshua Rubenstein: Stalin’s Secret Pogrom: The Postwar Inquisition of the Jewish Anti-fascist Committee (Annals of Communism Series). Yale University Press, 2001, 562 pages. Commandez ce livre en anglais chez Amazon.fr, Amazon.com.
Joshua Rubenstein: Les derniers jours de Staline. Perrin,
Pour faciliter la lecture, les citations et citations partielles dans cette critique du livre Les derniers jours de Staline ne se trouvent généralement pas entre guillemets.
Critique de livre ajouté le 1 février 2023 à 11:08 heure de Paris.