Le livre noir de Vladimir Poutine

Fév 19, 2023 at 02:00 1698

Le Livre noir de Vladimir Poutine (Amazon.fr), publié sous la direction de Stéphane Courtois et Galia Ackerman, réunit des articles écrits par une douzaine de spécialistes au sujet du dictateur russe.

Galia Ackerman et Stéphane Courtois décrivent Vladimir Poutine comme un Homo sovieticus, puis ils analysent le retour du KGB au pouvoir. Pour eux, la fuite en avant de Vladimir Poutine est un retour vers le passé. Andreï Kozovoï écrit au sujet de Vladimir Poutine: tchékiste un jour, tchékiste toujours. Françoise Thom analyse la création de l’Homo post-sovieticus: l’ingénierie des âmes sous Poutine. Yves Hamant essaie de décoder l’argot chez Poutine: marqueur d’un «code de vie.» Maïrbek Vatchagaev décrit la Tchétchénie sous Poutine. Thorniké Gordadzé contribue un essay au sujet de Poutine et la Géorgie – le déni de souveraineté. Galia Ackerman analyse la militarisation des consciences, préparation à la guerre. Nicolas Tenzer offre deux chapitres: un au sujet des «guerres hybrides» et de la déstabilisation de l’Occident, un autre au sujet de l’offensive périphérique de Poutine (à lire en bas). Mykola Riabtchouk et Iryna Dmytrychyn parlement de l’obsession ukrainienne de Poutine. Andreï Kozovoï décrit le fiasco de services secrets de Poutine en Ukraine. Françoise Thom décrit les piliers de la politique étrangère poutinienne: recrutement, racket et chantage ainsi que « L’assassinat des peuples ». Cécile Vaissié offre un aperçu des réseaux de Vladimir Poutine en Occident et leurs méthodes, un chapitre intitulé « Poutine, chef des oligarques » ainsi qu’un article au sujet de l’écrasement des médias, des ONG et des opposants dans la Russie poutinienne. Stéphane Courtois décrit la réécriture orwellienne de l’Histoire par Poutine. Antoine Arjakovsky analyse la religion orthodoxe comme arme politique. Galia Ackerman présente une société pseudo-conservatrice qui marche à reculons. L’ouvrage se termine avec un essay au sujet du futur (« Où va la Russie? ») par Galia Ackerman et Stéphane Courtois: Vladimir Poutine a réussi l’exploit d’atteindre l’exact contraire de tous ses objectifs.

Nicolas Tenzer: Poutine et l’offensive périphérique

Nicolas Tenzer écrit sous le titre « Poutine et l’offensive périphérique » que la volonté de mainmise de Vladimir Poutine est mondiale, loin de se limiter aux seuls territoires de l’ex-URSS. Le régime russe entend semer déstabilisation, anarchie et corruption. En comparaison avec l’Union soviétique, trois choses ont changé sous Poutine, toujours selon Nicolas Tenzer. D’abord, l’idéologie communiste a perdu à la fois son attractivité et sa référence. La proximité de la Russie poutinienne avec d’autres régimes est basée sur l’extrêmisme de droite, le nationalisme, l’antisémitisme, le révisionnisme et l’ethnicisme. Elle tient d’un pacte de corruption ou d’un syndicat du crime. Les moyens de la mainmise du régime russe sur ces pays sont moindres que du temps de l’URSS. Poutine peut soutenir militairement certains régimes, parfois par une alliance ad hoc avec Pékin – comme en Birmanie –, y développer une action prédatrice, mais il ne peut imposer une alliance durable. Toutefois, Vladimir Poutine dispose de moyens de propagande beaucoup plus invasifs et pernicieux que l’URSS grâce aux outils numériques.

Nicolas Tenzer écrit que la Russie n’a plus à faire face à un adversaire aussi résolu que le furent les États-Unis et leurs alliés du temps de la Guerre froide. Il soutient que l’OTAN a détourné le regard devant la menace majeure et les crimes du régime russe. La faiblesse du poids stratégique et économique de la Russie a été comme compensée par la pusillanimité de l’Occident. Moscou s’est contenté de maintenir en place des régimes opposés à l’Occident, pour conserver certaines de ses anciennes zones d’influence ou pour défier les démocraties dans des zones qu’elles espéraient plus ou moins contrôler. La Russie de Poutine a pu dès lors apparaître comme une puissance faute de combattants adverses [moi: je dirais que Poutine a utilisé le vide laissé par les Etats-Unis].

Outre l’Ukraine, contre laquelle le régime de Poutine a lancé une guerre d’extermination de nature génocidaire, le Kremlin entend soumettre les anciens régimes de l’ex-empire soviétique, note Nicolas Tenzer. En bon ancien officier du KGB, Vladimir Poutine n’a jamais fait mystère de sa peine devant la disparition de celui-ci, qu’il avait dépeinte comme «la plus grande catastrophe géopolitique du xxe siècle».

Selon Nicolas Tenzer, le cas du Belarus constitue l’exemple le plus tragique. Le dictateur Alexandre Loukachenko, tout en gérant son pays de manière brutale, chercha longtemps à conserver une certaine distance avec Moscou. Au gré de semblants d’ouverture sporadiques, il réussit à faire de Minsk l’un des signataires du Partenariat oriental de l’Union européenne au même titre que l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Ce partenariat, qui n’était pas conçu par ses initiateurs européens comme une antichambre de l’Union, comportait de nombreux avantages en matière d’aides économiques. Il était fondé sur l’espoir que ces pays progresseraient dans la direction de l’État de droit en se dotant d’institutions et en mettant en place des réformes adéquates. Selon Nicolas Tenzer, pendant un temps, Loukachenko manifesta son peu d’empressement à répondre favorablement aux propositions du Kremlin d’une fusion entre les deux États, avant de recourir à la répression, empêchant plusieurs candidats de concourir à l’élection présidentielle d’août 2020. Le peuple du Belarus engagea une série de manifestations pacifiques pour la liberté. Entachée de fraudes massives, l’élection de 2020 aboutit à la proclamation de la victoire de Loukachenko, immédiatement contestée et non reconnue par les capitales occidentales. La principale opposante, Sviatlana Tsikhanouskaïa, selon toute vraisemblance présidente réellement élue. De nombreuses personnalités de l’opposition furent contraintes à l’exil. La répression s’intensifiait. Le résultat: plusieurs victimes et l’arrestation d’environ 1 300 opposants politiques.

Nicolas Tenzer note l’intervention de forces spéciales russes qui vinrent d’emblée en renfort du régime de Loukachenko, aidant largement la répression menée par le KGB bélarusse. Tous les médias encore libres étaient contraints de fermer. Leurs dirigeants qui n’avaient pas pris le chemin de l’exil étaient emprisonnés. La chaîne de propagande de Poutine, Russia Today (RT), envoya plusieurs de ses employés gérer la rédaction de la télévision d’Etat bélarusse. Dans ce contexte de répression tous azimuts, un détournement d’avion conduit par les services du régime, selon Nicolas Tenzer sans doute avec l’aide de ceux du Kremlin, choqua l’opinion mondiale. Le 23 mai 2021, le vol Ryanair assurant la liaison entre Athènes et Vilnius fut forcé par un avion de chasse bélarusse de se détourner et d’atterrir à Minsk, où l’opposant et blogueur Roman Protassevitch et sa compagne Sofia Sapega furent arrêtés. Quelques jours plus tard, après avoir été visiblement torturé, celui-ci apparut à la télévision bélarusse pour prononcer une confession forcée. A la suite de quoi, l’espace aérien de l’Union européenne fut fermé aux vols bélarusses et les sanctions économiques ainsi que celles décidées à l’encontre des personnalités du régime furent renforcées. Cet acte de piraterie aérienne aboutissant à un kidnapping d’Etat démontra que le régime de Loukachenko ne reculait devant rien.

Nicolas Tenzer souligne que, outre l’Ukraine et le Belarus, Vladimir Poutine menace l’intégrité territoriale de la Moldavie. Il mentionne également le cas de trois anciennes républiques soviétiques du Caucase, la Géorgie, Arménie et l’Azerbaïdjan. Le sort de la Géorgie est souvent considéré comme le plus dramatique en raison de la conquête de 20 % de son territoire par les forces russes. Nicolas Tenzer souligne que, toutefois, si l’on compare le nombre des victimes, l’Arménie est de beaucoup le pays le plus meurtri, même si ses morts paraissent dus, pour l’essentiel, à son voi-sin azerbaïdjanais et non à la Russie. Cette situation résume le paradoxe de ces deux pays à la fois ennemis anciens et membres autrefois de l’empire soviétique: l’impossible héritage commun et l’instrumentalisation d’un conflit décongelé depuis 1991, et davantage encore depuis l’arrivée de Poutine à la présidence. A la différence de l’Arménie, l’Azerbaïdjan n’est pas sous domination russe et peut chercher d’autres types d’alliances qu’avec Moscou. Le régime de Bakou, qui a hérité de l’ex-URSS la répression de toute voix dissidente et une politique d’influence très active à l’Ouest, a en partie copié le régime de Poutine en matière de corruption interne et externe.

Selon Nicolas Tenzer, le clan Aliyev sait en effet qu’il ne peut se maintenir au pouvoir qu’à la condition que la Russie l’accepte et y trouve également son intérêt. Poutine a pu faire cesser le conflit dans le Haut-Karabakh au moment où il l’a souhaité, alors que les forces azéries disposaient de tout le potentiel nécessaire pour continuer les combats. Nicolas Tenzer juge raisonnable de penser que l’Azerbaïdjan n’a pu lancer ses forces sur l’Arménie que parce qu’il bénéficiait d’un nihil obstat du Kremlin. In fine, la guerre de l’automne 2020 a fait deux gagnants essentiels: la Russie et l’Azerbaïdjan – et accessoirement la Turquie. Elle a aussi créé deux perdants: l’Arménie et les Occidentaux, ces derniers par leur faute. Nicoles Tenzer souligne qu’Erevan est un peu plus chaque jour sous tutelle de Moscou. Pendant longtemps, l’Arménie tenta de naviguer entre l’ancienne puissance coloniale russe synonyme de domination et d’asservissement, et un Occident prometteur de liberté, d’émancipation et de prospérité. Mais ses alliés occidentaux l’ont en grande partie lâchée, bien avant la dernière guerre, et manifestèrent peu d’empressement à dessiner une stratégie pour l’Arménie.

Selon Nicolas Tenzer, Poutine essaie de rebalkaniser les Balkans. Il écrit que l’ex-Yougoslavie de Tito avait été pour l’URSS un rêve d’empire contrarié. Son éclatement après les guerres perdues de Slobodan Miloševitch fut une mauvaise nouvelle pour Moscou qui voyait sans doute dans le criminel de guerre serbe un allié plus fiable que Josip Broz. L’arrimage, pour partie réalisé avec la Slovénie et la Croatie, pour partie annoncé, de la région à l’Union européenne, et pour certains de ses pays à l’OTAN, participait pour Poutine de ce qu’il percevait comme un reflux définitif de ses projets impériaux. A défaut de réunification, la pacification des Balkans occidentaux sous la bannière de la liberté européenne était un projet à contrarier. Dans cette politique de prise de contrôle d’une partie de la région, le Kremlin bénéficia d’un allié de choix : la Serbie. Nicolas Tenzer écrit que les espoirs des libéraux serbes d’une évolution plus européenne de leur gouvernement s’effondrèrent avec l’arrivée à la présidence du gouvernement en 2014, puis de la République en 2017, d’Alexandre Vučić. Cet ancien ultranationaliste a certes renoncé à ses propos les plus extrêmes et s’est même officiellement prononcé pour une évolution européenne de son pays qui reçut en 2012 le statut de pays candidat. Cependant, son discours actuel traduit de fortes rémanences de son passé. Nicolas Tenzer note qu’Alexandre Vučić refuse de condamner les crimes de Milošević et des nationalistes serbes de Bosnie; qu’il utilise de manière récurrente une rhétorique anti-atlantiste sur fond de référence aux bombardements de l’OTAN de 1999 qui furent déterminants dans la fin de la guerre; qu’il tient un discours volontiers inflammatoire sur la Bosnie et surtout sur le Kosovo dont Belgrade n’accepte pas l’indépendance – une thématique régulièrement utilisée par Moscou et par ses propagandistes en Europe, pour tenter de légitimer, par un effet de fausse symétrie, sa guerre contre l’Ukraine. Nicolas Tenzer conclut que, malgré une rhétorique souvent embrouillée, Alexandre Vučić soutient de facto le régime russe, sans parler de son peu d’empressement à lutter contre la corruption et les groupes mafieux.

Nicolas Tenzer souligne que l’ambition de Poutine ne se limite pas aux zones traditionnelles de l’ancien empire soviétique, mais apparaît comme mondiale. Elle n’est pas placée toutefois sous le signe de la conquête – impossible au demeurant pour une puissance pauvre –, mais de la destruction de tout ordre décent et, pour tout dire, du crime. Nulle part cette collusion dans le crime n’a été pire qu’en Syrie où le Kremlin, aux côtés de l’Iran, a accompagné le régime de Bachar al-Assad dans son entreprise d’assassinats de masse de ses habitants. Le refus des démocraties d’arrêter ce régime dès 2011 et la Russie à partir de l’automne 2015 – et en particulier, de dénoncer spécifiquement les crimes contre l’humanité perpétrés par les troupes russes qui expérimentèrent des armes nouvelles – a été comme un signal donné à Poutine qu’il pouvait continuer ailleurs. Il a en même temps instrumentalisé le flux massif de réfugiés syriens vers l’Europe – même si la Turquie et la Jordanie en accueillent le plus grand nombre – en renforçant, y compris à l’aide de complotistes, les partis d’extrême droite anti-migrants.

Au sujet de la Libye, Nicolas Tenzer affirme que Moscou soutient la rébellion du maréchal Khalifa Haftar contre le pouvoir légitime, espérant prolonger la plongée de ce pays dans le chaos. Il a conservé aussi de bonnes relations avec d’anciens clients de l’URSS, gouvernés par des militaires, comme l’Algérie avec qui des manœuvres communes sont organisées, ou encore avec l’Égypte d’Abdel Fattah al-Sissi. En Afrique, où la propagande russe se déploie à une large échelle, le Kremlin soutient des régimes anti-occidentaux – en République centrafricaine –, voire putschistes – au Mali –, tout en renforçant son emprise sur d’autres pays africains. Il en va de même pour les régimes dictatoriaux et répressifs de La Havane et Caracas. Enfin, Poutine n’a eu aucune hésitation à soutenir la mise au pas sanglante de la Birmanie sous la férule de la junte militaire.

Dans de nombreux pays, au-delà de l’intervention directe de ses forces armées classiques et services de renseignement militaires, le Kremlin fit appel à la milice privée Wagner, étroitement liée au régime et dont le patron officieux est depuis 2015 Evgueni Prigojine, ancien mafieux de Saint-Pétersbourg, sur- nommé le «chef» de Poutine en raison d’importants contrats de restauration collective, notamment pour les armées. Nicolas Tenzer souligne la brutalité sans frein de ces mercenaires qui ont été repérée dans plus d’une vingtaine de pays, de la Syrie au Mali, du Venezuela à la Centrafrique, du Mozambique à la Libye, du Soudan au Belarus. Ces mercenaires ont à leur actif exécutions sommaires, viols, tortures et prédations. Ils ne sont soumis à aucun code de déontologie – encore moins que l’armée régulière russe, si l’on peut dire au vu des crimes contre l’humanité et crimes de guerre que l’armée a commis en Syrie et en Ukraine. Les dénégations de Vladimir Poutine quant à leur lien direct avec l’Etat russe tiennent d’autant moins que, à partir de la nouvelle invasion de l’Ukraine en 2022, le groupe Wagner recruta dans les prisons russes et dans certains pays d’Asie centrale, ayant même promis à ceux qui s’engageraient l’obtention de la nationalité russe. Nicolas Tenzer souligne que les Wagner bénéficient aussi de cantonnements sur des bases militaires russes et d’avions de chasse; leur premier chef, Dmitri Outkine, qui a sévi en Ukraine dès 2014, est connu pour ses affinités néo-nazies et pour avoir ses entrées au Kremlin, tandis que plusieurs combattants du groupe sont porteurs de tatouages qui indiquent clairement leurs sympathies.

Selon Nicolas Tenzer, l’ancien agent du KGB, Vladimir Poutine, cherche à regagner les zones d’influence perdues avec la chute de l’URSS et à poursuivre l’action d’inféodation et de vassalisation de nombreux pays, comme dans la période antérieure à 1991. Notre auteur souligne que l’ancien malfrat pétersbourgeois essaie de transformer le monde en un règne du non-droit, où tout est possible et dès lors permis. Il se trouve ainsi à la tête d’un régime entièrement et essentiellement criminel qui n’est même plus soutenu par la fiction d’un monde meilleur où le prolétariat régnerait en maître. Il se sert de la haine de l’Occident qu’entretiennent certains dictateurs qui y voient une entrave à l’accomplissement de leurs méfaits. Mais le projet du Kremlin va encore au-delà de la destruction du monde libre. Il est celui du règne sans partage du crime. Nicolas Tenzer conclut qu’il est temps de le comprendre et de l’arrêter. Une défaite totale et radicale de Poutine dans sa guerre contre l’Ukraine pourrait peut-être conduire certains pays qui ne dépendent pas encore entièrement de Moscou à parier sur un meilleur allié.

Ce ne sont évidemment que quelques éléments tirés de l’un des deux articles contribués par Nicolas Tenzer. Pour plus de détails, il est nécessaire de lire cet ouvrage collectif.

Le Livre noir de Vladimir Poutine, publié sous la direction de Stéphane Courtois et Galia Ackerman, Robert Laffont, novembre 2022, 464 pages. Commandez ce livre chez Amazon.fr.

Pour faciliter la lecture, les citations et citations partielles dans cette critique de l’ouvrage Le Livre noir de Vladimir Poutine ne se trouvent généralement pas entre guillemets.

Critique de livre ajouté le 19 février 2023 à 02:00 heure de Paris.