Comment l’Europe a découvert le Coran

Sep 20, 2022 at 14:05 1142

L’Europe découvre l’islam lors de la conquête de l’Espagne au VIIIe siècle, mais c’est avec les croisades du XIIe siècle que s’améliore la connaissance de la culture arabe. Des moines et des clercs recherchent la science grecque dans le monde musulman, apprennent la langue arabe et procèdent aux premières traductions du Coran, que l’on appelle à l’époque l’Alcoran. Malgré les préjugés, la connaissance du Coran se répand, enrichissant les réflexions des savants de la Renaissance et des Lumières. L’arabe entre dans la culture classique européenne, jusqu’à susciter une véritable fascination au XIXe siècle, à travers l’orientalisme.

John Tolan écrit dans la préface du livre d’Olivier Hanne L’Alcoran: Comment l’Europe a découvert le Coran (Amazon.fr) que dans le navire que le ramenait de son expédition en Égypte, Napoléon Bonaparte lisait tantôt la Bible, tantôt le Coran, à en croire son compagnon Emmanuel de Las Cases. Le futur empereur lisait la traduction de Claude Étienne de Savary, publiée en 1783. Savary accompagnait sa traduction d’une longue introduction, dans laquelle il expliquait que l’islam correspond à la raison naturelle, qu’il serait peut‑être la seule religion vraiment rationnelle, et que Mahomet fut un réformateur inspiré, un chef charismatique, un général hors pair, bref un «grand homme». En Égypte, Napoléon se faisait appeler al-Sultan al-kabir (le Grand Sultan), et il voyait en Mahomet une sorte de modèle de législateur et chef guerrier.

John Tolan mentionne, qu’à la fin du XVIIIe siècle, Savary et Napoléon n’étaient pas seuls. On trouvait cette idée déjà chez Henry Stubbe en Angleterre en 1671, puis au XVIIIe chez des auteurs comme Henri de Boulainvilliers, George Sale, Edward Gibbon ou Goethe. Pour ces intellectuels, faire les louanges de l’islam, son texte sacré et son prophète, c’est une manière de critiquer indirectement le pouvoir et richesse du clergé, le rapport entre la monarchie et l’Église catholique ou anglicane. Comme le dit Olivier Hanne dans L’Alcoran, «parler d’islam, c’est parler de soi».

Olivier Hanne montre que c’est déjà au XVI siècle que le Coran rentre pleinement dans les débats entre Européens, surtout entre catholiques et protestants. En 1543, Guillaume Postel, professeur de langues orientales au Collège royal (futur collège de France), publie son Livre sur l’accord entre le Coran, ou loi de Mahomet, et les évangélistes. Il compare les doctrines de l’islam à celles des protestants. Si Postel identifie Mahomet à l’Antéchrist, sa véritable cible est Luther : le rapprochement entre luthéranisme et islam n’est qu’un moyen pour lui de dénigrer et de discréditer le mouvement protestant. Cette même année de 1543, l’humaniste protestant Théodor Bibliander, publie à Bâle la traduction latine du Coran que Robert Ketton avait faite quatre siècles plus tôt. Martin Luther, qui en écrit une préface, salue cette publication du Coran qui fournirait, pour lui, non seulement des arguments pour réfuter l’islam, mais aussi pour combattre les prétentions des «papistes».

John Tolan souligne l’actualité du livre. L’islam contemporain est marqué par des courants extrêmement divers: salafisme, soufisme, mouvements progressistes, wahhabisme, féminisme islamique, et bien d’autres. Tous se réfèrent au texte coranique pour fonder leurs visions très différentes de l’islam et de ses rapports avec la société.

John Tolan explique que l’Europe joue un rôle important dans ces débats, parce qu’elle abrite des communautés musulmanes très diverses, parce qu’elle offre des libertés d’expression et de pratiques religieuses plus importantes que celles d’une bonne partie des pays musulmans, et parce que de nombreux universitaires et chercheurs européens (musulmans ou non) étudient ces questions.

Selon John Tolan, en France en particulier, il faut ajouter une ignorance croissante envers la religion en général et une hostilité accrue à toute expression de religiosité dans l’espace publique. L’extrême droite joue la carte de l’islamophobie (moi: même Valérie Pécresse a mentionné le «grand remplacement» qui risquerait de transformer un jour prochain nos pays en société islamique).

La place du Coran dans la culture européenne est un objet de recherche à part entière : elle est l’objet d’un nouveau programme de recherche du Conseil Européen de la Recherche mené par John Tolan, Mercedes Garcia Arenal, Roberto Tottoli et Jan Loop. Dans ce contexte s’inscrit le livre d’Olivier Hanne.

L’ouvrage L’Alcoran: Comment l’Europe a découvert le Coran (Amazon.fr) retrace quatorze siècles d’étude de la langue arabe et du Coran en Europe, montre comment la civilisation occidentale a construit son rapport à l’islam, et pourquoi la dimension culturelle l’emporte souvent sur la différence religieuse.

Oliver Hanne explique les conditions de la « découverte » du Coran, la connaissance de l’arabe dans l’Europe, le statut de la langue arabe, la curiosité hostile des européens, les traductions et ses risques, une Europe entre méfiance et séduction, une Renaissance arabophile, le triomphe de la raison au XVIIIe siècle, l’orientalisme dans le climat colonial (1801-1962), et bien plus encore.

L’Europe a joué et joue encore un rôle dans l’histoire du texte sacré de l’islam, et ce texte a joué un rôle dans l’histoire intellectuelle et culturelle de l’Europe. Le Coran fait partie de notre culture européenne, écrit John Tolan.

Olivier Hanne: L’Alcoran : Comment l’Europe a découvert le Coran. Préface de John Tolan. Editions Belin / Humensis, août 2019, 689 pages. Commandez ce livre chez Amazon.fr.

En couverture de l’ouvrage: A gauche, Raimond Lulle défend le christianisme en utilisant le Coran contre un musulman (à droite) : « L’Alcoran dit que le Christ est le Fils de Dieu et que, par l’Esprit de Dieu, il fut le meilleur de tous les hommes. » Malgré l’atmosphère de discussion, le document veut prouver la supériorité européenne puisque sur l’image d’après le Sarrasin se met à frapper Raimond Lulle puis se pend de désespoir (manuscrit du xive siècle). © Badische Landesbibliothek, Codex St. Peter, Perg.

Olivier Hanne est agrégé et docteur en histoire. Islamologue, chercheur-associé à l’université d’Aix-Marseille. Spécialiste du fait religieux au Moyen Âge et chercheur en islamologie, Olivier Hanne a publié près d’une quarantaine d’ouvrages. Il enseigne dans plusieurs établissements supérieurs (Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, Le Mans, Rennes, Aix-Marseille, La Roche-sur-Yon). Il intervient à l’Ecole supérieure internationale de guerre (ESIG) de Yaoundé (Cameroun) et au profit de la Défense (CHEM ; Ecole de Guerre ; EMSOME).

Professeur d’Histoire à l’université de Nantes, John Tolan (préface dans ce livre) est spécialiste d’histoire intellectuelle et culturelle du monde méditerranéen et directeur du projet ERC « Le statut légal des minorités religieuses dans l’espace euro-méditerranéen (Ve-XVe siècles) ». Il est notamment l’auteur de Mahomet l’Européen, histoire des représentations du Prophète en Occident (2018).

Pour faciliter la lecture, les citations et citations partielles dans cette critique de livre ne se trouvent pas entre guillemets.

Critique de livre ajouté le 20 septembre 2022 à 14:05 heure de Paris.