De Wagner à Hitler

Mai 03, 2021 at 13:38 2238

Dans la préface du livre de Fanny Chassain-Pichon De Wagner à Hitler : Portrait en mirroir d’une histoire allemande (Amazon.fr), Édouard Husson conclut que Richard Wagner (1813-1883) a poussé au paroxysme le culte du dieu-artiste. Sa conception de l’art total implique que tout doive s’effacer devant la préoccupation esthétique. Selon lui, on ne passe pas obligatoirement de Bayreuth à Auschwitz. En revanche, le plus redoutable antisémite de l’histoire, Adolf Hitler (1889-1945), est allé chercher dans le temple wagnérien l’inspiration destructrice, ayant trouvé dans la religion de l’art le plus sûr moyen de piétiner la morale. Hitler est allé chercher dans l’esthétique wagnérienne, tout imprégnée d’antisémitisme, la passion nécessaire à la réalisation de ses projets criminels et génocidaires.

Le livre de Fanny Chassain-Pichon est né de sa thèse de doctorat en histoire contemporaine soutenue en 2011, De Richard Wagner à Adolf Hitler : un exemple du Sonderweg de l’histoire allemande sous la direction du professeur Jean-Paul Bled, à Paris IV-Sorbonne.

Fanny Chassain-Pichon nous rappelle, qu’à côté de drames musicaux, Wagner a écrit pas moins de dix volumes de textes esthétiques ou philosophiques et politiques. Parmi la dizaine d’essais politiques écrits par Wagner fut publié en 1850 son pamphlet intitulé Le Judaïsme dans la musique (Das Judentum in der Musik) dans lequel il expose sa haine des Juifs qui sont pour lui des « parasites » qui accaparent la culture allemande. Il dénonce Mendelssohn et Meyerbeer, ses rivaux de l’époque et prétend que les Juifs sont des usurpateurs, et non des artistes, qui ne savent que rappeler que le rythme et les mélodies forment des sons que l’on peut entendre à la synagogue. Fanny Chassain-Pichon souligne que ce n’est pourtant pas le dernier essai antisémite et politique de Wagner ; l’année suivante, en 1851, il écrit Opéra et drame (Oper une Drama). Puis suivent De l’État et de la religion (Über Staat und Religion) en 1864, Religion et art (Religion und Kunst) en 1880, Connais-toi toi-même (Erkenne Dich selbst) en 1881 et Héroïsme et christianisme (Heldentum und Christentum) en 1881, toutes ces œuvres faisant de Richard Wagner un récidiviste de l’antisémitisme.

Bon nombre d’historiens se sont penchés sur le cas Wagner et notamment sur sa responsabilité a posteriori, ou non, dans la genèse du régime nazi. Fanny Chassain-Pichon nous offre le panorama des «pro-wagnériens» et les «anti-wagnériens». Elle précise d’emblée que si Wagner peut être qualifié d’antisémite, il est inconcevable d’en faire un véritable «nazi», dès lors qu’il vécut à une autre époque et qu’Hitler ne le rencontra jamais. Elle cite Pierre-André Taguieff qui avertit du danger historiographique qui tendrait à faire de Wagner le mentor intellectuel d’Hitler, mais qui souligne en mêmte temps que Wagner a largement contribué à la formation de l’antisémitisme moderne en tant que code culturel.

Le peintre et scénographe Alfred Roller était une des rares idoles d’Adolf Hitler – Wagner mis à part. Ils font connaissance à Vienne en 1907, quand Roller dirige des opéras wagnériens. De ce fait, Roller est devenu une sorte de substitut du maître de Bayreuth pour son jeune admirateur. Selon Fanny Chassain-Pichon, une rencontre marquante pour Hitler – et pour l’histoire – a lieu au cours de l’été 1907, quand il décide d’écrire à Roller juste après son échec aux Beaux-Arts. Si les autorités de l’université doutent de ses capacités et refusent son entrée à l’académie, Hitler reste sûr de son talent et prétend toujours vouloir mener une carrière artistique. Subjugué par les représentations de Tristan et Isolde auxquelles il avait assisté à Linz en mai 1906, il est plus que déterminé à devenir artiste. Il tente d’obtenir l’appui de Roller pour intégrer l’académie des Beaux-Arts. Roller recommande le jeune-homme à un certain Panholzer, un illustrateur, mais Hitler ne suit pas son conseil. Fanny Chassain-Pichon oublie de mentionner que l’historienne Brigitte Hamann affirme dans La Vienne d’Hitler, qu’une fois nommé chancelier, celui-ci tente de rencontrer Roller pour lui confier en 1934 la scénographie du Parzifal à Bayreuth, ce qui est curieux car Fanny Chassain-Pichon mentionne le nouveau Parsifal, présenté le 22 juillet 1934 à Bayreuth, qui – selon elle – proposait une abondance de sang et une grande brutalité.

C’est à Linz qu’Adolf Hitler découvre les opéras wagnériens ; à Vienne qu’il en fait «sa religion». Dans les années 1920, il est reçu par la famille Wagner : d’abord adoubé par le gendre, Houston Stewart Chamberlain ; il s’installe ensuite dans le rôle de chevalier servant de Winifred, la femme de Siegfried Wagner. En 1923, Dès 1923 et sa première venue à Bayreuth, Hitler voit en Winifred une propagandiste de choix. Après son accession au pouvoir, quand il vient à Bayreuth, Hitler s’y comporte en véritable monarque.

Fanny Chassain-Pichon écrit que l’Allemagne apparaissait à ses élites aristocratiques et bourgeoises comme capable de combiner modernisation matérielle et maintien d’une vision autoritaire et hiérarchique de l’organisation sociale. Wagner puis Hitler furent tous les deux des défenseurs de cette
Kultur allemande. Elle essaie à comprendre et à montrer, à quel point la lecture des œuvres wagnériennes a pu influencer Hitler dans son discours politique et culturel ou dans la rédaction de
Mein Kampf – et elle note que Winifred Wagner envoya au futur dictateur le papier nécessaire pour écrire Mein Kampf lorsqu’il était emprisonné à Landsberg en 1924. Elle observe aussi les rapports entre les théories racistes de Richard Wagner et la nouvelle religion issue de Parsifal qu’Hitler voulait développer.

Fanny Chassain-Pichon met en parallèle les vies de Richard Wagner et Adolf Hitler. Elle conclut le livre avec le suicide du dictateur. Dans son testament privé, rédigé le 29 avril 1945 à la suite de son mariage avec Eva Braun dans son bunker berlinois, Hitler écrit :

« Étant donné que, pendant des années de combat, je pensais ne pas pouvoir assumer la responsabilité de fonder un ménage, je me suis à présent décidé, avant l’achèvement de cette carrière terrestre, à prendre pour épouse cette jeune fille qui, après de longues années d’amitié fidèle, est entrée de son plein gré dans la ville déjà presque assiégée pour partager son destin avec le mien. Sur sa demande, elle va mourir avec moi en tant qu’épouse. Cela remplacera pour elle ce que mon travail au service de mon peuple nous a volé à tous les deux. Moi et mon épouse choisissons, pour échapper à l’humiliation de la révocation ou de la capitulation, la mort. »

Selon Fanny Chassain-Pichon, à la fin de sa vie, Hitler cherchait non plus à imiter Wagner mais l’un de ses héros, le Hollandais, Eva revêtant les traits de Senta. Regardant le monde à travers Wagner, Hitler voulait plier la réalité à l’art. Outre le Hollandais et Senta, d’autres couples succombent chez Wagner, notamment Siegfried et Brünnhilde ainsi que Tristan et Isolde. Aussi peut-on penser, écrit Fanny Chassain-Pichon, que le Führer s’accrochait à l’idée que la mort n’était qu’un passage vers un monde meilleur, un Walhalla. Hitler écrit dans son testament politique : « Je meurs le cœur enjoué, j’ai confiance en la renaissance éclatante du mouvement national-socialiste et ainsi, à la réalisation d’une vraie communauté. »

Fanny Chassain-Pichon cite également le miracle de Lohengrin. A la fin de cet opéra, alors que Lohengrin part, la mort dans l’âme, un des cygnes se détache de la nacelle et le héros se dresse soudain pour libérer l’animal du charme diabolique. Paraît alors le jeune duc Gottfried, frère d’Elsa, et Lohengrin peut ainsi présenter au peuple son futur chef. Hitler se devait donc à son tour d’accomplir une mission miraculeuse, celle-là même dont lui avait parlé des années auparavant Houston Stewart Chamberlain, qui avait fait de lui l’héritier de Bayreuth et le sauveur de l’Allemagne.

Au bunker, Hitler se sépara de ce qu’il avait de plus précieux : les partitions originales de Wagner et les lettres de Frédéric II le Grand qu’il avait reçues en cadeau à Wahnfried à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Comme Brünnhilde dans Le Crépuscule des dieux, qui jette l’anneau sacré au bûcher avant de s’y précipiter à son tour pour rejoindre Siegfried, Hitler détruisit son trésor.

Ce ne sont que quelques exemples cités par Fanny Chassain-Pichon qui lient Hitler à Wagner. Ce qui manque dans ce livre fascinant, ce sont quelques phrases au sujet de l’importance de Mussolini et des symboles du fascisme italien comme modèle pour Hitler. Il n’y avait pas que Wagner.

Dans son livre riche en détails, Fanny Chassain-Pichon ne racconte pas l’épisode de la déception d’Hitler – qui connaissait sur le bout des doigts les opéras du compositeur – écoutant Wilhelm Furtwängler diriger à Bayreuth une version abrégée d’un opéra de Wagner pendant la Deuxième guerre mondiale. La déception du dictateur fut tel qu’il ne retourna plus jamais à Bayreuth pour assister à la représentation d’un autre opéra de Wagner sous la direction de Furtwängler.

Fanny Chassain-Pichon souligne qu’il reste de nombreux points de détails à éclaircir, principalement en raison de la non-autorisation de la consultation des archives privées de la famille Wagner à Bayreuth. Elle note qu’il existe près de 300 lettres formant une correspondance suivie entre Winifred Wagner et Adolf Hitler, bien gardées par Amélie Lafferentz, membre de la famille Wagner.

Fanny Chassain-Pichon présente successivement des portraits en miroir de Wagner et Hitler qui permettent au lecteur de confronter les vies de ces deux hommes de l’histoire allemande, d’observer parallèles et différences. Selon elle, une telle structure permet de montrer dans quelle mesure Hitler copia Wagner, au point de devenir celui que l’on pourrait appeler le «Wagner de la politique».

Fanny Chassain-Pichon : De Wagner à Hitler : Portrait en mirroir d’une histoire allemande. Préface d’Édouard Husson. Humensis / Passés composés, 2020, 299 p. Commandez ce livre chez Amazon.fr.

A lire également: Ian Kershaw: Hitler, Paul-Otto Schmidt: Sur la scène internationale avec Hitler, Jean-Paul Cointet: Hitler et la France.

Pour faciliter la lecture, les citations et citations partielles du livre présenté ne se trouvent pas entre guillemets.

Critique de livre ajouté le 3 mai 2021 à 13:38 heure de Paris.