La biographie du dictateur roumain Nicolae Ceauşescu

Avr 15, 2024 at 20:50 605

Nicolae Ceauşescu (1918-1989), secrétaire général du Parti communiste roumain (1965-1989), président de la République socialiste de Roumanie (1974-1989) et président du Conseil d’Etat (1967-1989), a dominé la politique de son pays pendant des décennies. Il a souffert d’une forme de folie des grandeurs et s’est fait appelé Génie des Carpates (Geniul Carpaților) ou encore Conducător (roumain pour Guide; en italien, cela serait le Duce, en allemand le Führer), un terme jadis employé par le dictateur de la Roumanie fasciste Ion Antonescu.

Le spécialiste de la Roumanie, Traian Sandu, nous a déjà offert des livres tels que Un fascisme roumain. L’histoire de la Garde de fer, Paris, Perrin, 2014 (acceptez les cookies pour arriver directement à la page des livres mentionnés — nous recevons une commission: Amazon.fr) ainsi que Histoire de la Roumanie, Paris, Perrin, 2008 (Amazon.fr). Avec la biographie Ceauşescu: Le dictateur ambigu, Paris, Perrin, septembre 2023, 569 pages (Amazon.fr), il y ajoute un autre ouvrage important.

Traian Sandu mentionne que le seul auteur à avoir reconnu explicitement du charisme à Nicolae Ceauşescu, malgré certaines réticences, ce fut Mary Ellen Fischer. Elle distinguait deux leviers à cet effet: le bien‑être et la fierté de l’indépendance nationale auxquels aspirait la population. La seconde moitié des années 1960 permit d’articuler les deux, mais le premier lui échappa à la fin de la décennie suivante, note Traian Sandu.

Je dirais que grace à son charisme, Nicolae Ceauşescu a pu jouer la carte du nationalisme, un phénomène rare dans le Bloc soviétique, dans lequel la solidarité entre socialistes aurait dû avoir la primauté.

Dans un article, L’Express avait révélé, qu’en 1953, « le futur ministre de la Défense de François Mitterrand [Charles Hernu] a été recruté par les Bulgares, avant d’être pris en charge par les Roumains, puis le KGB. » Traian Sandu mentionne Charles Hernu, espion au service de la Roumanie de Nicolae Ceauşescu, que dans une phrase au sujet des relations du dictateur roumain avec le président français François Mitterrand: « Ceauşescu avait d’abord eu le tort, en recevant le chef de l’opposition Mitterrand à Bucarest en 1979, de ne lui accorder qu’une subvention insignifiante de 62000 dollars pour sa campagne électorale lors de la présidentielle de 1981, là où la Hongrie ou l’Allemagne de l’Est y avaient contribué avec quelques millions de dollars chacune. Ce ne fut sans doute pas la seule raison de l’irritation que Mitterrand éprouvait à l’égard du régime roumain: le recrutement de jeunes membres du Parti socialiste comme informateurs y avait beaucoup contribué, notamment dans le cas de Charles Hernu, son ministre de la Défense […]. »

Dans son introduction, Traian Sandu décrit Nicolae Ceauşescu comme un jeune paysan ambitieux, socialement frustré, arrivé dans la capitale ettenté par les mouvements révolutionnaires – y compris la Garde de fer fasciste –, finissant par connaître l’ascension au sein de l’aile roumaine du Parti communiste clandestin, puis soviétisé après 1945.

Selon Traian Sandu, la soumission de la Roumanie à Moscou, relâchée avec des soubresauts après la mort de Staline en 1953, ouvrit la possibilité – et la nécessité – d’une légitimation plus douce que la terreur: ce fut la séduction nationaliste à laquelle son modèle et prédesseur Gheorghe Gheorghiu‑Dej était déjà acquis.

Selon Traian Sandu, à la mort de Gheorghe Gheorghiu‑Dej en 1965, à la tête de la Roumanie depuis 1945, Nicolae Ceauşescu ne faisait pas officiellement figure de dauphin. Ses positions n’avaient jamais quitté l’orthodoxie du moment, non seulement par prudence et par arrivisme, mais parce que sa formation intellectuelle ne lui permettait pas de concevoir une ligne différente de celle de son mentor. Traian Sandu souligne que c’était sans doute sa chance, car le fragile équilibre auquel ce dernier était parvenu entre le nationalisme centrifuge par rapport à Moscou et la fidélité à l’industrialisme stalinien et au maintien du personnel d’avant 1953 à la mort de Staline, représentait un compromis entre les divers courants du parti et, avant tout, un compromis tolérable par Moscou. La personnalité de Ceauşescu correspondait à ce compromis.

Traian Sandu décrit l’accession au pouvoir suprême en 1965 qui permit à Nicolae Ceauşescu de satisfaire son appétit de puissance par la modernisation, l’urbanisation et l’industrialisation autoritaires, grâce au contrôle d’une société mobilisée constamment – même si la fraude, la corruption et les petits arrangements lui permettaient de respirer par ailleurs, à tous les niveaux de la hiérarchie.

Traian Sandu note que Gheorghe Gheorghiu‑Dej et Nicolae Ceauşescu s’opposèrent au courant internationaliste des «moscovites» formés dans les écoles du Komintern et souvent choisis parmi les minoritaires ethniques, slaves et juifs. Il souligne toutefois que cette tendance ne doit pas être exagérée dans le contexte de l’autorité absolue de Staline jusqu’à sa mort en 1953.

Traian Sandu écrit que Nicolae Ceauşescu était à la fois autoritaire et enthousiasmant pour son peuple, car il était en même temps au pouvoir et dans l’opposition. Représentant du Léviathan pour son peuple, il incarnait la lutte du David roumain contre le Goliath soviétique en politique extérieure, mais aussi de l’idéologue entraînant contre la bureaucratie du parti à l’intérieur. Conscient de cette dernière contradiction, il en reportait l’éventuelle faute sur les opportunistes, entrés dans le parti sans foi et régulièrement épurés.

L’auteur décrit comme Nicolae Ceauşescu qui avait la fibre révolutionnaire et palingénésique d’un Prométhée moderne, s’engageant à résister aux Soviétiques, à surmonter la bureaucratie du parti et à transformer la Roumanie en une puissance industrielle.

Traian Sandu a écrit la biographie d’un homme qui, selon lui, a détenu le pouvoir suprême dans un régime à la fois autoritaire et charismatique. Toutefois, l’auteur met en garde contre le piège de tout attribuer à Nicolae Ceauşescu, d’ignorer l’initiative d’autres centres de pouvoir, ainsi que de personnalités mises à l’écart et que l’on voit ressurgir dans la dernière année du régime, en l’accompagnant vers sa fin.

A la fin de son livre, Traian Sandu décrit la fin du couple Ceauşescu, qui commence le samedi 16  décembre 1989 lorsque le pasteur magyar László Tőkés de Timişoara, connu comme opposant au régime, refuse de quitter sa maison diocésaine et de partir pour une ville éloignée du nord de la Transylvanie. Timişoara est la première ville a se rebeller contre le régime. Selon 58 personnes meurent, environ 200 se font arrêtér. Des centaines de morts suivent. Le régime tombe le 22 décembre. Le couple Ceauşescu et quelques fidèles s’enfuient en hélicoptère, mais se font vite arrêter.

Traian Sandu décrit le simulacre de procès destiné à se débarrasser du bouc émissaire stalinien et antisoviétique. Nicolae Ceauşescu et sa femme Elena sont fusillés le 25 décembre 1989.

Dans son épilogue, l’historien écrit que depuis, Nicolae Ceauşescu et son prédécesseur Gheorghe Gheorghiu‑Dej ont retrouvé une excellente image auprès des Roumains. Un sondage en 1991 révélaient que seulement 26 % des sondés avaient une bonne opinion du système économique communiste. Un sondage de 2000 posa la question: «Quand, durant les derniers cent ans, les choses ont‑elles le mieux allé en Roumanie?» 52,7% des personnes interrogées ont répondu la période Ceauşescu et seules 8,5% ont répondu en faveur de l’après‑1989. Selon un sondage de 2010, 71% des sondés estimaient que Ceauşescu n’avait pas mérité son sort, 84% ne l’auraient pas condamné à mort, 68% que ceux qui l’ont condamné devraient être punis.

Un sondage de 2015 réhabilitait aussi Gheorghe Gheorghiu‑Dej, tout en confirmant la sympathie clivante pour Ceauşescu (47,5% d’opinions positives contre 46,9% d’opinions négatives) et le rejet de sa femme (80,2% d’opinions négatives). Un jugement similaire s’étend à l’ensemble du régime communiste, 44,7% des sondés le jugeant comme une bonne chose et 45,5% comme une mauvaise.

Pour conclure une analyse de la mémoire paradoxale du passé communiste, Traian Sandu cite un sondage de Vasile Sebastian Dâncu, également de 2015, qui révèle une crise d’identité collective: environ 90% des Roumains estiment que les choses vont dans un mauvais sens, et 80 % des élèves ayant fini leurs études au lycée voient leur avenir à l’étranger.

Quant à la personnalité de Nicolae Ceauşescu, Traian Sandu cite la définition de Vladimir Tismăneanu d’un «byzantinisme tragicomique», combinant volontarisme stalinien au service du totalitarisme révolutionnaire léniniste et culte exacerbé de la personnalité avec des traits hyperboliques grotesques. Il envisage néanmoins le culte comme largement assis sur la terreur que permet le pouvoir, de haut en bas, et concède seulement aux chefs pas encore parvenus au pouvoir la possibilité éventuelle d’en bénéficier – «Il n’est pas question seulement des partis parvenusau pouvoir.»

Traian Sandu arrive à une autre conclusion. Il écrit que l’exploit de Ceauşescu réside précisément dans la logique inverse: avoir maintenu une popularité intense et durable précisément malgré le pouvoir. Traian Sandu rejoint Adrian Cioroianu, Mioara Anton ou Manuela Marin qui sont de l’avis qu’à côté de la terreur de la Securitate et de la pyramide sociale très inégalitaire bénéficiant aux nomenklaturistes, Nicolae Ceauşescu a su maintenir jusqu’au bout un socle de popularité et une aura dont témoignent les lettres des particuliers.

Selon Traian Sandu, cette popularité paradoxale résidait sans doute dans le dépassement de la malédiction bien détectée par Cioran des petites puissances et le défi fasciste lancé à leur destin mineu : « Tant qu’il n’a pas mené de guerre d’agression, un peuple n’existe pas comme facteur actif de l’histoire.» Traian Sandu souligne que, sans pouvoir s’attaquer dans un conflit total au maître soviétique pour exister, Dej et surtout Ceauşescu ont mené une guérilla que Cezar Stanciu qualifie – selon Traian Sandu à juste titre – de «guerre des nerfs».

Selon Traian Sandu, Dej et Ceauşescu avaient pris au sérieux le projet transformiste prométhéen de la révolution bolchevique: si sa dimension élitiste restreignait le cercle décisionnel au parti de révolutionnaires professionnels et au chef stalinien, son besoin d’entraînement des masses exigeait l’adhésion enthousiaste au sein d’un mouvement qui dépassât le strict recrutement sur des bases doctrinales ouvriéristes.

Cette idéologie du soulèvement perpétuel des mouvements révolutionnaires dans un cadre de dépendance idéologique et de soumission politique à Moscou ne pouvait fonctionner que grace à l’exceptionnalisme dont se réclament tous les nationalismes, fondés sur l’indépendance internationale et le génie autochtone.

Traian Sandu note que contre les fortes personnalités de Dej et Ceauşescu ont joué structurellement l’absence de libertés et l’impossible mobilisation sans fin d’une société – le piège de toutes les martingales totalitaires. De surcroit, les a desservis leur médiocrité intellectuelle, le temps, l’âge et la sclérose du pouvoir absolu, la dégradation de la situation socioéconomique et internationale, ainsi que la violence de la répression qui minèrent la confiance des plus jeunes et des plus éveillés. Traian Sandu souligne que les injustices sociales et la contradiction de la dépendance de l’Occident à travers le remboursement de la dette et de l’Union soviétique à travers les liens commerciaux, géopolitiques et surtout historiques, privèrent finalement Ceauşescu de sa légitimité nationale et sociale. L’historien conclut que la taille et le mal‑développement font de la Roumanie un pays qui a besoin d’intégration et d’ouverture.

Ce ne sont que quelques remarques tirés d’un ouvrage de 569 pages.

Traian Sandu: Ceauşescu: Le dictateur ambigu, Paris, Perrin, septembre 2023, 569 pages (Amazon.fr).

Pour faciliter la lecture, les citations et citations partielles dans cette critique de livre au sujet de Ceausescu ne se trouvent pas entre guillemets.

Critique de livre au sujet de Ceausescu du 15 avril 2024. Paris, 20h50.