L’Empire islamique

Sep 01, 2021 at 18:16 2163

Il ne s’agit ici pas d’une critique d’un livre au sujet du soi-disant Etat islamique – organisation terroriste et/ou entité étatique qui a semé la terreur dans les territoires irakiens et syriens sous son contrôle à partir de 2014. Gabriel Martinez-Gros a tenté d’écrire l’histoire de L’Empire islamique. VIIe-XIe siècles (Amazon.fr). Un vaste programme.

Professeur émérite d’histoire de l’Islam médiévale à l’université de Nanterre, Gabriel Martinez-Gros a dirigé, avec Lucette Valensi, l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman entre 1999 et 2002. Il est – entre autres – l’auteur des livres suivants : Brève histoire des empires, Ibn Khaldûn et les sept vies de l’islam, L’Islam, l’islamisme et l’Occident. Genèse d’un affrontement et, avec Sophie Makariou, d’une Histoire de Grenade.

Dans L’Empire islamique. VIIe-XIe siècles, Gabriel Martinez-Gros écrit qu’il est profondément troublant d’admettre que le dévoilement de ce que nous ne savions pas de nous‑mêmes ne nous vienne pas d’un futur insondable, ce que nous sommes habitués à penser, mais d’un auteur du xive siècle, et arabe de surcroît, Ibn Khaldûn (1332-1406). Ainsi, Gabriel Martinez-Gros examine les premiers siècles de l’histoire islamique largement à travers la grille de lecture d’Ibn Khaldûn, l’historien le plus célèbre de son époque.

Aux yeux Ibn Khaldûn, les quatre premiers siècles de l’Islam figurent un formidable soulèvement tectonique, dont la prophétie de Muhammad peut sans doute seule expliquer le miracle. Puis, peu à peu, la pente s’est abaissée, les pesanteurs naturelles se sont imposées et le cours ordinaire des choses s’est rétabli. Selon Gabriel Martinez-Gros, cette parenté de situation nous autorise à lui donner la parole. Mais l’auteur nous met en garde : il ne s’agit ici pas d’un « Autoportrait de l’Islam », d’une « Histoire des Arabes vue par un Arabe ».

Pour Gabriel Martinez-Gros, l’Islam tient une place à part pour trois raisons. Premièrement, par son poids démographique et son antiquité, dont seuls la Chine, l’Inde et l’Occident lui‑même offrent l’équivalent. Deuxièment, parce qu’il a écrit sa propre histoire. Troisièment et de manière plus déterminante : c’est que l’Islam est né aux marges des mêmes terres méditerranéennes que l’Occident. Ces deux civilisations ont partagé le même héritage proche‑oriental et gréco‑romain, elles sont sœurs, même si leurs annales rapportent plus de conflits que de conciliations. L’Islam, bien plus que la Chine ou l’Inde, est une image exactement inversée de l’Occident. On reconnaît ses succès aux défaillances
de l’Occident, et ses défaillances au succès occidental. Or, dans cette histoire universelle, l’Occident est la norme de la réussite. L’Islam est donc la norme de l’échec.

Gabriel Martinez-Gros présente Islam et Occident comme histoires inversés. Ainsi, par exemple, l’Islam entre brillamment dans l’histoire au VIIe siècle puisque l’Occident y traverse les âges sombres du haut Moyen Âge, entre VIe et Xe siècle. La splendeur des villes du premier Islam – Damas, Bagdad, Cordoue – fait écho à la déchéance urbaine de l’Occident des royaumes « barbares ». La résurgence des sciences de l’Antiquité, la révérence pour la philosophie grecque qu’on trouve à Bagdad ou à Cordoue disent aussi qu’on ne les trouve pas dans l’entourage de Charlemagne. L’abondance des écrits, la qualité des auteurs arabes entre les VIIIe et XIe siècles soulignent la pauvreté des productions occidentales, leurs contemporaines.

Dans L’Empire islamique. VIIe-XIe siècles, Gabriel Martinez-Gros présente d’abord un chapitre au sujet de l’écriture de l’histoire, suivi par la présentation des principes d’Ibn Khaldûn et la permanence de la géographie. Dans la deuxième partie de son livre, l’auteur nous offre des chapitres au sujet de la périodisation, de recurrences et renouveaux, de la période avant l’empire, des Arabes de 660-780, du califat qui se sépare de la guerre et de la religion 780‑900, de l’essor de l’Occident musulman 900-1020, des peuples nouveaux 1020‑1100 ainsi qu’une conclusion. Pour les gens comme moi qui ne sont pas très familiers avec l’histoire de l’Empire islamique, les repères chronologiques (p. 111-124) et les informations au sujet des personnages et lieux ainsi que le lexique (p. 269-289) sont très utiles.

Citons ici juste un passage de cette lecture fascinante : Ibn Khaldûn, que ne préoccupent ni la démocratie ni les tensions créatrices de nos sociétés modernes, unifie ce que nous opposons. L’État crée la sédentarité en levant et en rassemblant l’impôt, et la sédentarité, en retour, offre ses lois à l’État qui l’engendre. Comme la société sédentaire dans sa complexité croissante, l’État se décompose, dans tous les sens du terme : il précise et répartit ses tâches ; il multiplie ses champs d’action et restreint le domaine de chacun ; enfin il se divise et s’affaiblit, sans que l’on puisse discerner de ligne de partage claire entre les progrès de son efficacité technique et les reculs de son autorité, ni entre la richesse croissante de ses créations urbaines et la perte du sens du pouvoir dans les dernières générations des dynasties. Au contraire, tout vient ensemble, tout est lié dans la grande machinerie du transfert de la violence originelle en déploiement productif.

En conclusion de son livre érudit, Gabriel Martinez-Gros souligne que la sédentarisation est la clef de l’histoire. Avant comme après Ibn Khaldûn, on a chanté l’allégresse de la guerre et la tristesse des victoires. Il note que la civilisation crée la guerre par contraste.

Aux yeux de notre auteur : L’immense sédentarisation que notre monde a subie depuis deux siècles, et qui culmine aujourd’hui dans l’urbanisation, la scolarisation, le vieillissement de la majorité des populations mondiales devrait donc déboucher logiquement sur une nouvelle et profonde genèse religieuse. Pas si sûr.

Gabriel Martinez-Gros écrit de la difficulté croissante, dans tous les pays modernes, et en particulier dans les démocraties, de l’action politique, sans cesse entravée ou au contraire commandée dans l’urgence par des injonctions morales erratiques et comminatoires, dont les médias se font les voix autorisées et impérieuses, est sans doute l’un des signes avant‑coureurs les plus troublants de ce ciel qui s’ouvre. A voir. Une chose est sure : c’est une lecture passionante.

Gabriel Martinez-Gros : L’Empire islamique. VIIe-XIe siècles. Passés composés, 2019, 335 pages. Commandez ce livre chez Amazon.fr.

Pour faciliter la lecture, les citations et citations partielles du livre présenté ne se trouvent pas entre guillemets.

Critique du livre de Gabriel Martinez-Gros : L’Empire islamique ajouté le 1 septembre 2021 à 18:16 heure de Paris.