Mohammad Réza Pahlavi, le dernier Shah

Fév 07, 2020 at 12:49 2968

En 1998, le Français Yves Bomati et l’Iranien Houchang Nahavandi ont publié une biographie du Shah Abbas le Grand (1587‑1629), cinquième Shah‑in‑Shah de la dynastie safavide. L’année suivante, cet ouvrage a été couronnée par l’Académie française.

En 2013, les deux auteurs ont publié chez Perrin leur biographie de Mohammad Réza Pahlavi, le dernier Shah (Amazon.fr). La présente édition revue est parue chez tempus en 2019 (Amazon.fr).

Pour Yves Bomati et Houchang Nahavandi, il ne s’agit pas de justifier une politique, de brosser un portrait hagiographique ou polémique du shah d’Iran, mais plutôt de donner au lecteur les éléments de compréhension afin qu’il forge son jugement sur des faits resitués dans leur contexte. C’est pourquoi ils ont voulu revenir d’abord sur les apports successifs des Qâdjârs, la dynastie précédente, et sur l’œuvre de Réza shah, le père de Mohammad Réza Pahlavi, afin d’éclairer les choix du dernier shah et les obstacles qu’il a dû affronter. A une simple chronologie du règne se superposent divers focus transversaux et synthétiques sur telle personnalité ou telle institution.

Au cours de trois décennies, le coauteur iranien a rassemblé une documentation souvent contradictoire sur la révolution iranienne et l’islamisme radical, recueillit les témoignages des acteurs ou observateurs iraniens sur la vie du shah et sa politique. Il a ainsi constitué une base documentaire, entre autres en langue persane, à laquelle la plupart des commentateurs occidentaux n’ont pas accès, bien qu’ils écrivent sur l’Iran impérial. Le coauteur français, spécialiste d’histoire des religions orientales, a visité les lieux où Mohammad Réza Pahlavi a vécu, s’est passionné pour l’étude du chi’isme, du zoroastrisme, du baha’isme, a observé la vague révolutionnaire, ses hauts et ses bas. Ne connaissant pas le persan, il a travaillé sur les sources en français, anglais et espagnol, ainsi que sur les documents audiovisuels. De ce fait, son esprit parfois plus distancié, sceptique et critique s’est aisément conjugué au souci de mémoire, de fidélité aux faits du coauteur iranien, dans un dialogue fructueux entre l’Orient et l’Occident.

La biographie de Mohammad Réza Pahlavi commence avec le père du dernier Shah qui, le 23 février 1921, a organisé un coup d’Etat, annoncé la veille par une proclamation écrite affichée devant les édifices publics, les mosquées, aux carrefours principaux et à l’intérieur du Grand Bazar : « Moi, j’ordonne » .

Par cette déclaration sans appel, acte fondateur d’une future dynastie – celle des Pahlavis, qui s’achèvera le 16 janvier 1979 –, un quasi‑inconnu, un militaire sorti du rang, bouscule l’Histoire. Selon nos auteurs, son « Moi, j’ordonne » restera, dans la mémoire des Iraniens, la formule symbole de son règne, comme plus tard, dans d’autres circonstances, le « Je vous ai compris ! » de Charles de Gaulle le sera pour les Français.

Le livre décrit les origines familiales du shah, ses relations difficiles avec la famille égyptienne de Fawzieh, sa première femme, les relations tumultueuses (et plus importantes) entre Londres, Washington et Téhéran, les personnages clefs de la politique iranienne tels que les Premiers ministres Mohammad Ali Foroughi, Mirza Ahmad Ghavam, Mohammad Saèd, Mohammad Mossadegh, Amir Abbas Hoveyda et bien d’autres encore (en tout : 34 !), la « Révolution blanche » et la « réaction noire », l’âge d’or avec les fêtes de Persépolis, la révolution, l’exile, la mort.

Les chefs du service secret, la Savak

Le livre est riche en détails et ne peut être résumé. Ici juste quelques élements du chapitre au sujet du service secret, la Savak, qui a connu quatre chefs successifs de 1957 à 1978.

Dans le climat de guerre froide qui règne alors, la Savak est organisée avec le concours de la CIA, des services spéciaux israéliens et de divers autres pays du camp occidental où les fonctionnaires de l’organisation font des stages de formation et de perfectionnement. L’activité de la Savak, sur le plan du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, se coordonne donc avec celle des services spéciaux des pays alliés.

Le premier chef de la Savak s’appelle Teymour Bakhtiar, précédemment administrateur de la loi martiale. Il est le fils de Sardar‑Moazzam, un des chefs des tribus bakhtiaries, et cousin de Soraya Esfandiari, l’impératrice. Adolescent, il part en compagnie de son cousin germain Shapour Bakhtiar, futur dernier Premier ministre de la monarchie, faire ses études secondaires à Beyrouth, puis intègre l’Ecole militaire de Saint‑Cyr dans le cadre des arrangements conclus avec la France. Sa culture générale, son sens de l’organisation et de la discipline s’allient à une parfaite maîtrise du français. En revanche, il ne pratique pas l’anglais, ce qui, causera indirectement sa perte.

Teymour Bakhtiar est un brillant militaire qui s’illustre lors de la campagne d’Azerbaïdjan comme officier de liaison auprès des maquis anticommunistes où il noue d’excellentes relations. Lors de la chute du Premier ministre Mossadegh, il est colonel, commandant de la brigade blindée établie à Kermânchâh, dans le sud‑ouest du pays. Il bénéficie ainsi de la confiance de l’équipe du « Vieux Lion », qui, chef des forces armées, le nomme alors à tous les postes de commandement. Selon nos deux auteurs, prétendre que Teymour Bakhtiar est entré dans la capitale à la tête de ses blindés pour chasser Mossadegh du pouvoir fait partie de la désinformation répandue autour de cet événement majeur.

Directeur de la Savak, Teymour Bakhtiar acquiert vite une réputation détestable. Son amour immodéré pour l’argent et les femmes, le recours à la violence qu’il encourage ou couvre – on murmure à Téhéran qu’il ne dédaigne pas d’assister parfois aux séances d’interrogatoire – et surtout son ambition démesurée y sont pour beaucoup.

A partir de 1960, le shah commence à connaître des difficultés : ses relations avec Washington se refroidissent, voire s’enveniment, sous la pression du FMI, désireux que certains projets de développement iraniens jugés trop onéreux restent dans les cartons, à cause aussi de l’antipathie de Washington pour le gouvernement Eghbal, alors aux affaires. La création de l’Opep, lors de la conférence de Bagdad, le 14 septembre 1960, à laquelle le shah a largement poussé avec le Vénézuélien Juan Pablo Perez Alfonso, afin que les pays producteurs puissent mieux contrôler le commerce du pétrole, n’arrange rien. Mohammad Réza devient soudainement gênant pour les intérêts des Américains, qui pensent sérieusement à lui trouver un successeur. Teymour Bakhtiar, dont les ambitions ne sont pas un mystère, ferait‑il un candidat rêvé, malgré son implication dans une Savak critiquée jusque dans les rangs américains. Il est donc convié à Washington, officiellement reçu par le Président Kennedy, son secrétaire d’Etat Dean Rusk et Allen Dulles, le directeur de la CIA. Certains y voient déjà une sorte d’adoubement pour Bakhtiar. Le général se fait accompagner pour l’occasion par un collaborateur anglophone. Ce sera son erreur, car sa conversation avec Kennedy ne tardera pas à parvenir aux oreilles de Mohammad Réza. A son retour à Téhéran, Bakhtiar est convoqué immédiatement au palais. Il s’y voit signifier sa destitution et l’ordre de quitter le pays sur‑le‑champ. Bakhtiar a effrayé le shah par ses ambitions et ses soutiens. Quant aux Etats‑Unis, ils viennent sans doute de signer leur première tentative de coup d’Etat contre le régime du shah.

Bakhtiar se réfugie en France, puis en Suisse, fait une longue halte au Liban. En 1961, il s’installe enfin en Irak, centre de toutes les intrigues contre le shah, où le gouvernement irakien lui attribue le palais de l’ancien Premier ministre, Nouri Saïd Pacha. Bakhtiar, entouré de nombreux Iraniens, y prépare avec des experts irakiens une invasion partielle de l’Iran et l’établissement d’un gouvernement dans les provinces de l’Ouest. Il ignore que la Savak a infiltré auprès de lui huit agents, en communication constante avec Téhéran. En 1971, avec son conseiller iranien Davoud Monchizadeh, ultranationaliste, chef d’un parti d’idéologie nazie, Bakhtiar, voulant concrétiser son projet et mon‑ trer la bonne implantation de ses réseaux, invite Saddam Hussein, alors vice‑président de la République irakienne, à se rendre avec lui en Iran, dans la province frontalière d’Elam. L’Irakien accepte. L’accueil de la population s’y révélant excellent, Saddam ne doute pas de la crédibi‑ lité politique de l’Iranien. Ce qu’il ne sait pas, c’est que ses déplacements sont suivis à la trace, et même filmés par la Savak, qui laisse faire. Le groupe décide alors de poursuivre la reconnaissance des lieux au Luristan, où Bakhtiar a aussi des relais importants. C’est semble‑t‑il à ce moment que la décision est prise en haut lieu de liquider Bakhtiar, le jeu devenant trop dangereux. Les infiltrés attendent le moment propice. Lors d’une partie de chasse, l’occasion leur en est donnée : ils l’abattent.

A l’hiver 1962, le général de division Hassan Pakravan succède à Teymour Bakhtiar comme deuxième chef de la Savak. Il est un militaire atypique. Mathématicien, philosophe, féru d’histoire, polyglotte, c’est aussi un humaniste dont l’intégrité est restée dans les mémoires, un « saint », comme l’ont même qualifié les adversaires du pouvoir. En tout cas, un homme très éloigné des méthodes « musclées » de Teymour Bakhtiar. Pakravan réorganise les services, en exclut les éléments corrompus ou compromis, change les méthodes, et donc l’image de la Savak, déjà trop écornée par son prédécesseur. Bakhtiar était craint et détesté, Pakravan sera respecté. Il est cependant écarté de la direction de la Savak après l’assassinat du Premier ministre réformateur Hassan Ali Mansour en 1965. On lui reproche, en privé, l’incapacité de ses services à prévenir l’attentat, et son manque de poigne. Une autre hypothèse se chuchote : avec Pakravan à la tête de la Savak, il y aurait eu risque d’aller au bout de l’enquête, ce qui aurait peut‑être compromis des personnalités haut placées.

Le troisième chef de la Savak, de 1965 à 1978, est le général d’armée Nématollah Nassiri d’entrer en scène. En 1954, il a été le colonel commandant de la Garde impériale chargé, avec l’insuccès que l’on sait, de la notification à Mossadegh de sa destitution. C’est sous sa direction, surtout à partir de 1970 et dans un contexte de violence terroriste qui touchera l’Iran comme la France, l’Italie, l’Allemagne de l’Ouest notamment, que la Savak sera accusée de méthodes expéditives et de bafouer les droits de l’homme.

Hoveyda, Premier ministre puis ministre de la Cour, a surtout encouragé Nassiri à ne pas « indisposer Sa Majesté » pour qu’elle s’occupe des affaires à sa mesure : le développement dans le monde, le partage des richesses planétaires, la crise de l’énergie, l’équilibre des forces… Choix qui coûtera cher et à l’un et à l’autre, concluent nos deux auteurs.

« Homme limité », écrira de lui Darioush Homayoun, très peu cultivé, ne connaissant rien aux affaires internationales, ne pratiquant aucune langue étrangère, sinon un peu de français, corrompu et cruel, selon la rumeur, Nématollah Nassiri témoigne cependant d’une grande fidélité au shah, dont il a été camarade de promotion, et ce jusqu’à son dernier souffle.

La désastreuse image de la Savak sous Nassiri permettra aux opposants internes et à l’Occident de discréditer le régime impérial dans sa globalité. Personnage déroutant que ce général, « cet âne, cet idiot », ainsi que le qualifie la princesse Ashraf.

Nassiri est remercié en mai 1978, dans le cadre de la libéralisation du régime exigée par les Américains et des efforts du shah pour en améliorer l’image. Nassiri est nommé ambassadeur au Pakistan. En 1979, après la chute de régime, sa mise à mort aura lieu sur le toit de la résidence de l’ayatollah Khomeyni à Téhéran. Nassiri avait refusé de s’enfuir.

Le shah choisit Nasser Moghaddam comme quatrième chef de la Savak. Le nouveau directeur, pris dans la tourmente de cette année 1978, tente d’améliorer rapidement l’image de la Savak : il écarte de nombreux responsables, négocie in fine avec Mehdi Bazargan – que Khomeyni vient de nommer à la tête du gouvernement – pour sauver son organisation. Il tentera même de troquer sa propre survie contre la remise des archives de la Savak à Ebrahim Yazdi, mentor de l’ayatollah. Ce qu’il oublie, c’est que trop de documents, trop de révélations, trop de noms auraient pu compromettre les révolutionnaires. Il sera mis à mort, comme Pakravan et Nassiri.

Les nombre des victimes de la Savak

Un rapport d’Amnesty International daté de 1975 chiffre entre 25 000 et 100 000 les prisonniers politiques iraniens, répartis dans quelque 6 000 prisons ! Ce même organisme déclare qu’entre 1972 et 1977, il y a eu 400 exécutions capitales en Iran, dont 260 pour trafic de drogue.

L’ambassade de la République islamique au Mexique, durant l’exil du shah à Cuernavaca, publie un communiqué officiel selon lequel 365 995 personnes ont été assassinées sur ordre du shah durant son règne. Le régime de l’ayatollah Khomeyni rendra public un « chiffre officiel », inscrit dans le préambule de la nouvelle Constitution : 60 000 victimes sous le shah. Nos auteurs notent : l’écart est grand entre 400 et 365 995 « victimes de la Savak ».

Une étude menée par un universitaire américain de renom, Ervand Abrahamian, connu pour son opposition systématique au régime impérial, et publiée en 1982 délivre des chiffres partiels. Il se penche sur les victimes dénombrables depuis le 8 février 1971 jusqu’en octobre 1977, lorsque les opposants commencent à protester dans les rues de Téhéran. Il aboutit à un total de 341 victimes, dont 177 mortes au combat, 164 exécutées, disparues, suicidées ou décédées en prison.

Nos auteurs analysent ces chiffes et arrivent à un résultat encore plus bas. Puis ils se posent quelques questions. Nous avons retenu une. Comment se fait‑il enfin que la Savak, véritable « Etat dans l’Etat », avec tous les moyens qu’on lui a prêtés, ait rendu possible le retour de l’ayatollah Khomeyni en Iran et sa prise de pouvoir ?

Et où est le shah dans tout cela ? Ce ne sont que quelques détails d’une lecture passionnante. Il manque cependant un bilan de son régime. Pour la vie du shah, son ascension, son régime, son déclin et sa triste fin, il faut lire le livre.

Yves Bomati, Houchang Nahavandi: Mohammad Réza Pahlavi. Tempus, 2019 pour la présente édition revue (version originale de 2013 voir en bas), 831 pages. Commandez cette édition revue, tempus, 2019, chez Amazon.fr.

La couverture de la version originale de 2013. Commandez la biographie de 2013 chez Amazon.fr.

Cet article se base sur le livre de 2019 (Amazon.fr). Pour faciliter la lecture, les citations et citations partielles ne se trouvent pas entre guillemets.

Biographie du 7 février 2020. Ajouté à 12:49 heure de Paris.