Quand la musique fait l’histoire: Beethoven et Napoléon

Mai 11, 2023 at 11:56 853

Hélène Daccord écrit dans son livre Quand la musique fait l’histoire (Amazon.fr), qu’en apparence, il n’y a pas plus apolitique que la musique classique. Mais la guerre de Poutine en Ukraine nous rappelle que le quatrième art et ses interprètes ne peuvent rester étrangers au monde dans lequel ils s’inscrivent.

La musique est constitutif des identités nationales. Enregistrer, codifier, protéger et diffuser son patrimoine, c’est faire rayonner sa puissance dans le monde. Hélène Daccord souligne que la musique a d’abord été utilisée par les Etats comme arme sur le champ de bataille. Et déjà, dans La République, Platon affirmait: « Si tu veux contrôler le peuple, commence par contrôler sa musique.» Elle nous rappelle que l’orchestre est (ou peut être) un messager diplomatique.

Pendant la période de la Guerre froide, la blague suivante circulait entre instrumentistes: «Qu’est‑ce qu’un quatuor en URSS? Un orchestre symphonique qui revient des États‑Unis!»

Hélène Daccord note que, loin d’être menés à la baguette par les Etats, des instrumentistes, des compositeurs, et des chefs d’orchestre ont aussi su faire entendre leur propre voix dans le concert des nations. Dans Quand la musique fait l’histoire (Amazon.fr), elle nous présente quinze événements majeurs qui ont marqué l’histoire mondiale depuis trois siècles.

Ces quinze journées racontent comment la musique engage une certaine vision de l’histoire et des identités nationales. Les hommes se battent avec elle et pour elle. Durant la Seconde Guerre mondiale, les conseillers de Churchill lui demandèrent de couper les budgets des arts pour soutenir l’effort de guerre. Sa réponse fut sans appel: «Alors pourquoi nous battons‑nous?»

Hélène Daccord écrit que construire une maison d’opéra, c’est affirmer son pouvoir. La conquérir ou la détruire a une portée symbolique au moins équivalente. Après l’armistice signé avec la France, le 22 juin 1940, Hitler débarque à Paris pour marquer l’emprise du Troisième Reich sur la capitale conquise. Le monument qu’il désire marquer de son sceau, le 23 juin 1940, lors de sa visite express de la capitale déchue, c’est l’opéra Garnier. Quatre ans plus tard, alors que le Reich s’écroule, le Führer dépossédé veut emporter ce même bâtiment emblématique dans sa folie destructrice, et ordonne au général von Choltitz de le transformer en un « monceau de ruines ».

Dans le même contexte, Hélène Daccord souligne qu’en Chine, depuis les années 1990, l’édification de plus de 300 gigantesques Grands Théâtres ultramodernes incarne l’affirmation de cette puissance sur la scène internationale.

Dans sa conclusion, Hélène Daccord note que la musique est sur tous les fronts: instrument d’échange diplomatique, d’influence culturelle, d’affrontement normatif, de résistance engagée, d’aménagement territorial, d’insertion ou de revendication sociale. Et la musique classique n’est pas la seule à jouer un rôle politique. Entre autres, elle mentionne En 2018, Kanye West et sa tournée en Corée du Nord pour soutenir l’effort de rapprochement diplomatique voulu par le président Donald Trump.

Beethoven et Napoléon

Le 2 décembre 1804, Napoléon, le premier des républicains, est sacré empereur des Français dans la cathédrale Notre‑Dame de Paris, sous le regard du pape Pie VII. Hélène Daccord racconte que, lorsque Ludwig van Beethoven apprend cette nouvelle, un monde s’écroule. Pour lui, c’est une trahison des idéaux révolutionnaires.

D’après la légende, le virtuose serait entré dans une colère noire, et se serait écrié: «Ce n’est donc rien de plus qu’un homme ordinaire! Maintenant il va fouler aux pieds tous les droits humains! Il deviendra un tyran!»

En apprenant le sacre de Napoléon, Beethoven retira la dédicace de sa Symphonie héroïque, adressée à Bonaparte, et devint le premier opposant politique de l’empereur, au service des princes rivaux.

Hélène Daccord nous racconte l’histoire compliquée. Elle écrit que, deux ans plus tôt, le 18 avril 1802, Bonaparte promulguait le Concordat. La même année, le compositeur commença à ne plus le soutenir aveuglément, refusant parfois de donner suite à certaines commandes. Lorsque son éditeur lui demanda d’écrire une sonate révolutionnaire, il lui répondit, plein de sarcasmes:

Du temps de la fièvre révolutionnaire, cela aurait eu du sens, mais maintenant, alors que le vieux monde revient au galop, alors que Bonaparte a conclu son Concordat avec le Pape – une sonate comme ça  – S’il s’agissait d’une Missa pro-Sancta Maria a tre vici, ou a Vespers, etc. – et bien, j’aurai pris ma plume sur‑le‑champ – et composé un credo in unum avec des notes bien écrasantes, mais mon Dieu, une sonate comme cela – à l’heure de ces nouveaux temps chrétiens – Ha ha – laissez‑moi hors de ça – rien n’en sortira.

Hélène Daccord se trompe sur la date (page 33). Le Concordat est signé le 15 juillet 1801 par les représentants du Premier Consul, Joseph Bonaparte, et du Pape, le cardinal Consalvi, puis ratifié dans les semaines suivantes par le Premier Consul Bonaparte et par le Pape Pie VII.

Jan Caeyers note dans Beethoven. Der einsame Revolutionär (C.H.Beck, 2019, 848 pages; biographie en allemand chez Amazon.fr, Amazon.de) que Auguste Charlotte comtesse de Kielmannsegge avait commandé la sonate en novembre 1801. Cayers se trompe également sur la date du concordat avec le Vatican: il mentionne le 25 septembre 1801. Et il note, que Beethoven n’a pas refusé l’offre de la sonate, mais il a demandé une somme tellement élevée que la comtesse a préféré y renoncer.

Hélène Daccord note, qu’au printemps 1804, alors que Beethoven apportait la touche finale à sa Troisième Symphonie, l’empire venait d’être promulgué avec la Constitution de l’An XII du 20 mai 1804. Pourtant, à l’été 1804, Beethoven maintenait que sa partition était «bien dédiée» à Bonaparte dans une lettre à son éditeur Breitkopf & Härtel. Qu’il l’ait pressenti ou pas, la nouvelle du sacre, lorsqu’elle lui est confirmée à son retour de tournée en décembre 1804, le met hors de lui. En l’apprenant, il passe derrière son bureau, empoigne la première page de l’ouverture de sa symphonie, écrite en l’honneur de son héros républicain, et la jette au sol. A quoi cela rime‑t‑il de dédier une de ses plus belles œuvres à cet homme, dont la grandeur a laissé place à une ambition démesurée? Beethoven rature la dédicace et, de rage, brise sa plume sur le papier en transperçant sa partition.

Hélène Daccord souligne que, toutefois, la rupture entre Beethoven et Bonaparte n’est pas aussi radicale que le prétend la légende. La colère de Beethoven n’est pas feinte, mais il a parfaitement su instrumentaliser cet événement en prenant en compte le contexte géopolitique de son époque: pourquoi ne pas monnayer sa dédicace de sa Troisième Symphonie à un rival de Napoléon? Le compositeur s’engage sur cette voie et propose à son mécène autrichien, le prince Lobkowitz, ennemi notable de l’empereur, de changer la dédicace de sa symphonie et d’être moins élogieux à l’égard du consul français, si celui‑ci acceptait de payer 400 ducats dans les six mois!

Cette affaire tourne court, et Beethoven garde, malgré tout, une sensibilité particulière pour son ancienne idole républicaine. Hélène Daccord écrit qu’il ne peut se résoudre à attribuer son œuvre à un rival. En 1806, il choisit de renommer sa symphonie: «Symphonie héroïque, composée en mémoire d’un grand homme». Si d’autres historiens ont formulé bien des hypothèses concernant cette dédicace depuis lors, celle‑ci semble bien adressée à Bonaparte, héros déchu.

L’admiration qu’avait le compositeur pour Bonaparte n’est pas complètement éteinte: en 1810, Beethoven aurait eu l’idée, dans ses notes personnelles, de dédier sa Messe en ut majeur, composée en 1807, à Napoléon. A cette époque, le nom du compositeur commence à percer en France, mais le mal est fait. Sans son héros républicain, la France a perdu de son attrait: Beethoven refuse plusieurs postes aux conditions avantageuses, notamment celui de maître de chapelle (Kapellmeister) pour Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie et frère de Napoléon.

Le pays des Lumières ne l’attire plus autant qu’autrefois, il souhaite désormais s’employer à mettre sa musique au service des princes rivaux de l’empereur. Dès lors, il redouble d’efforts pour soutenir les puissances ennemies du Premier Empire et répond avec joie aux commandes antifrançaises.

Hélène Daccord se trompe (page 38) lorsqu’elle écrit: Avant tout fidèle à sa patrie d’origine, l’Autriche… Ludwig van Beethoven est né à Bonn, son nom est inscrite sur le registre des baptêmes de l’église Saint Remigius à Bonn le 17 décembre 1770; il meurt à Vienne le 26 mars 1827 à 56 ans. Cette erreur me rappelle le bon-mot selon lequel les Autrichiens ont fait de Beethoven un Autrichien et de Hitler en Allemand.

Hélène Daccord note que Beethoven alimente la propagande des Habsbourg tout au long de sa vie et ce même si la même folie des grandeurs s’était également emparée de l’empereur du Saint‑Empire romain germanique, qui s’était, lui aussi, fait sacrer empereur. Néanmoins, le virtuose sait parfaitement invoquer ses deux identités, allemandes (ici, Hélène Daccord le note bien!) et autrichiennes, pour bénéficier du soutien de mécènes, selon ses besoins. Il met en avant la valeur patriotique.

Hélène Daccord écrit que Beethoven, en bon stratège, a parfaitement su jouer des rivalités entre les princes et empereurs dans l’Europe du xixe siècle, pour la conserver. De nombreux paradoxes soulignent ainsi l’ambivalence de son positionnement: fin lecteur de la scène géopolitique de son époque, son aura lui permettait de se vendre au plus offrant. Dans un «système de mécénat quasi féodal», il a su jouer entre les soutiens des élites intellectuelles et politiques, jonglant entre les rivalités des empires napoléoniens et habsbourgeois. Cependant, Beethoven refuse que sa musique soit mise au service de n’importe quelle cause, même si ses bienfaiteurs l’exigent de lui.

Ce livre inspirant contient évidemment encore plus de détails.

Hélène Daccord: Quand la musique fait l’histoire. Passés Composés, mai 2023, 256 pages. Commandez ce livre (Broché ou e-book Format Kindle) chez Amazon.fr.

C’est le premier livre d’Hélène Daccord, 29 ans, diplômée de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en géopolitique et de l’ESSEC. Elle est musicienne et chercheuse.

Pour faciliter la lecture, les citations et citations partielles ne se trouvent pas entre guillemets.

Critique de livre ajouté le 11 mai 2023 à 11:56 heure de Paris. 18:12 heure de Paris: lien vers Amazon pour le livre de Jan Caeyers ajouté et le nom corrigé.