L’âge d’or de la Perse : les Safavides 1501‑1722

Mar 05, 2023 at 21:30 611

Dans son dernier livre, l’historien Yves Bomati se penche sur L’âge d’or de la Perse: L’épopée des Safavides 1501‑1722 (Amazon.fr).

La dynastie des Safavides est appelée aussi parfois dynastie des Grands Sophis, c’est‑à‑dire de cette lignée qui compta neuf shahs de plein exercice, et dont le plus glorieux fut sans conteste Shah Abbas Ier le Grand. Ayant régné durant deux cent vingt et un ans (de 1501 à 1722), elle fixa certains des fondamentaux politiques et religieux toujours dominants aujourd’hui, où le spirituel le dispute au temporel dans un jeu de balancier continuel, voire cruel.

Selon Yves Bomati, ces Safavides, voisins des Grands Turcs (les sultans ottomans) et des Grands Moghols (les empereurs des Indes), tiennent une place particulière dans la construction du Moyen‑Orient d’hier et d’aujourd’hui et que leur étude est indispensable si l’on veut dépasser les apparences et les a priori si nombreux qui s’y rapportent.

Safavide et sophi – orthographié aussi sofi ou sophie – sont des termes voisins. Pour certains chercheurs, l’un serait l’altération de l’autre; pour d’autres, ils renverraient tous deux aux confréries mystiques soufies (tarīqa sūfī) qui fleurirent en Iran après l’invasion arabe des VIIe et VIIIe siècles, et qui furent aux racines de la dynastie; pour d’autres encore, ils dériveraient de Safi al‑Din, le premier «Maître parfait» de l’ordre safavide, la Safaviyya.

Selon Yves Bomati, toutes ces pistes se recoupent et se complètent. Il écrit que les Iraniens employèrent toujours le terme safavide pour nommer leur dynastie et les mots shah (roi), voire padishah (maître des rois) ou shahinshah (empereur), pour nommer leurs dirigeants, le terme sophi fut utilisé dès l’avènement de la dynastie safavide en 1501 par les Occidentaux – et eux seuls – dans les correspondances diplomatiques et les relations des voyageurs, et qu’il le fut aussi dans la littérature européenne comme titre des shahs de Perse.

Yves Bomati explique que la dynastie safavide et souvent qualifié d’«âge d’or» qui ponctua une longue période d’incertitudes où les multiples dynastes locaux s’étaient disputé des territoires à géométrie variable. Pour la première fois depuis des siècles, un pouvoir fort et centralisé se dessinait fermement et tentait de fédérer un pays composite, de stabiliser des frontières face aux forces étrangères, essentiellement ottomanes et ouzbèkes, de redéfinir juridiquement les rapports entre les pouvoirs internes, de s’ouvrir enfin au monde tout en imposant son identité.

Yves Bomati note que ce fut ce pari pluriel que se lancèrent les premiers shahs safavides, un pari qu’ils réussirent en partie, surtout grâce au génie visionnaire de l’emblématique Shah Abbas Ier (1587‑1629), dont la nouvelle capitale, Ispahan (Isfahan), fut qualifiée de «moitié du monde» et qui ouvrit pour un temps, au gré d’une pax safavida très relative, son pays aux échanges politiques, diplomatiques, commerciaux, religieux et artistiques.

A cette époque, l’Occident marquait aussi son appétence politique et commerciale pour des terres nouvelles et exportait sa modernité et ses idéaux jusqu’aux portes des palais orientaux. Alors que les pôles géopolitiques anciens tremblaient, l’Iran affirmait son choix d’une monarchie absolue qui dominerait les clans et où le régalien et le religieux tenteraient un équilibre fragile – le chiisme étant devenu la religion d’État en 1501.

Yves Bomati souligne que ce partage s’étant révélé souvent conflictuel – les prescriptions religieuses les plus strictes dans le domaine privé tendant à se substituer à un pouvoir temporel plus modéré –, la réalité iranienne fut mouvante voire complexe. L’auteur essaie de donner des réponses à de nombreuses questions. Entre autres, comment et à quel prix se construisit l’identité? Comment le régalien composa‑ t‑il avec les différentes forces claniques ancestrale ? Comment temporel et spirituel cohabitèrent‑ils ? Existait‑il déjà un islam politique appuyé sur la stricte loi de la charia? Quelles faiblesses précipitèrent la chute de la dynastie sous les assauts afghans au XVIIIe siècle? En quoi l’époque safavide a‑t‑elle pu constituer un laboratoire d’idées innovantes pour le reste du monde, et pour nos philosophes des Lumières en particulier? Pourquoi l’Europe garde‑t‑elle toujours l’image d’une Perse mythique, voire fastueuse?

Parmi les sources qui ont enrichi son livre L’âge d’or de la Perse : L’épopée des Safavides 1501‑1722 (Amazon.fr), Yves Bomati cite les récits de voyageurs portugais, hollandais, italiens, espagnols, anglais, russes et français dès le XVe s. Après les missionnaires chrétiens, essentiellement catholiques, les marchands, souvent protestants, puis les ambassadeurs ou envoyés officiels – tous appelés génériquement Farenghis (Francs) en référence aux croisades chrétiennes – se présentèrent à la cour des Grands Sophis.

Ils ont essayé de bâtir des églises et couvents, de commercer ou signer des traités essentiellement dirigés contre les Ottomans, l’ennemi commun. En écho, ils découvrirent une culture, une civilisation et une religion qui se frottèrent à leurs façons de penser le monde et de le gouverner en même temps qu’elles aiguisèrent leurs fantasmes, déjà en alerte depuis la publication en 1292 de l’œuvre de Marco Polo (1254‑1324), Le Livre des merveilles ou Le Devisement du monde, première à soulever un voile sur un continent peu connu. De leur côté, dès le XXVe siècle, les Iraniens montrèrent aussi une volonté de se rapprocher des Occidentaux, leur choix religieux du chiisme, minoritaire dans le monde musulman, les plaçant en situation de faiblesse par rapport à leurs voisins sunnites. Selon Yves Bomati, il fallut cependant attendre le règne de Shah Abbas Ier à la fin du XVIe siècle pour que des ambassadeurs iraniens fussent envoyés en plus grand nombre auprès des cours européennes et du pape.

Visionnaire, le plus grand des shahs safavides avait senti tout le profit qu’il pourrait tirer de l’octroi d’avantages aux Occidentaux désireux de s’installer en Perse, tant sur le plan politique que commercial. Cependant, militairement parlant, ses espoirs d’une alliance de revers contre l’Empire ottoman furent déçus, les pays européens restant divisés sur la stratégie à adopter face au sultan de la Sublime Porte.

Si les uns, inquiétés par leur plus grande proximité avec un Empire ottoman belliqueux, poussaient à une alliance, d’autres (dont la France) jouaient double jeu et concluaient des pactes avec l’ennemi qui aurait dû être commun du point de vue persan. Le moment était pourtant privilégié: la Perse «s’éveillait» et se hissait presque au niveau de ses grands rivaux, Ottomans et Moghols, écrit Yves Bomati.

Déjà la route de la soie via l’Inde se constituait depuis la Chine, en même temps que s’affirmait le rôle stratégique du golfe Persique avec son verrou, le détroit d’Ormuz, atout considérable déjà fort envié. Malgré tous ces obstacles, tâtonnements et désillusions, la tentation de l’Occident pour les uns, de l’Orient pour les autres, naquit, faisant évoluer les regards et les esprits jusqu’au XVIIIe siècle de nos philosophes. Cet intérêt foisonnant fut hélas éphémère: après la chute de la dynastie des Safavides en 1722, l’Iran compta parmi les angles morts de la politique mondiale, en grande partie à cause de ses bouleversements structurels dus au retour de potentats régionaux, de ses guerres intestines et de son insécurité, au point de risquer sa disparition pure et simple sur l’échiquier international.

Le retour géopolitique s’opère au XXe siècle avec la guerre d’influence des grandes puissances à la recherche de sources d’énergie, le pétrole surtout. Yves Bomati souligne que cette attention renouvelée alla de pair avec une méconnaissance, voire une ignorance, de la réalité iranienne, de ses racines historiques, religieuses et culturelles, qu’il est urgent de dépasser aujourd’hui.

Depuis 1998 et la biographie d’Yves Bomati  au sujet du plus éminent des Grands Sophis, Shah Abbas, empereur de Perse 1587‑1629 (Amazon.fr), la recherche a beaucoup progressé en Occident et en Orient sur l’ensemble de la dynastie – notamment grâce aux multiples numérisations de manuscrits souvent introuvables jusqu’alors. Sur la base de cette documentation renouvelée, Yves Bomati retrace l’âge d’or de la Perse depuis leurs origines soufies, ce qui a permis leur accession au trône en 1501, fait leur grandeur et précipité leur chute en 1722.

Les récits des religieux, marchands et diplomates européens trouvent leurs compléments dans les témoignages persans d’Iskandar Beg Munshi, de Nasser Khosrow, de Hasan Beg Rumlu, de Mohammad Yūsef Vāle Esfahānī, de Don Juan de Persia, voire d’Ostad Nourollah, le cuisinier de Shah Abbas le Grand. Les recherches contemporaines si nombreuses les ont enrichis.

Dans le dernier sous-chapitre, intitulé « Les leçons de l’histoire », Yves Bomati écrit la dynastie des Grands Sophis possède tous les éléments propres à lever un coin du voile, encore trop opaque pour les Occidentaux, sur l’identité et les choix de l’Iran d’hier et d’aujourd’hui. Ainsi en est‑il de la question du religieux.

Pour y répondre, Yves Bomati rappelle deux éléments fondateurs de l’Iran moderne. Le premier tient au choix, en 1501 par Ismaïl Ier, du chiisme duodécimain comme religion d’État, lequel répondait à une logique de différentiation par rapport aux autres pays musulmans (majoritairement sunnites) et était destiné à garantir l’indépendance politique de l’Iran face au panislamisme souhaité par les puissants Ottomans. Le second renvoie à la réaffirmation de l’alliance étroite entre le religieux et le politique qui exista en Iran, tout comme dans de nombreux pays indo‑européens, depuis l’aube des temps.

Yves Bomati note, entre autres, que Shah Abbas Ier, par la mise en place d’un pouvoir absolu, s’efforça de faire triompher «le sceptre sur le turban» en favorisant le mérite sur toute autre considération. Malgré ses efforts institutionnels, quelques décennies plus tard, à partir de Shah Soleiman surtout, s’affirma un pouvoir chiite extrémiste et dominateur qui, désireux de faire prévaloir la charia et ses multiples interdits sur toute autre considération, étouffa la vie du peuple au point d’affaiblir la dynastie qu’il aurait dû servir plutôt que ses propres intérêts.

Yves Bomati conclut que l’histoire nous apprend ainsi que cette confusion des genres, si elle n’est pas endiguée pour parvenir à un équilibre entre les pouvoirs temporel et spirituel, ne peut mener sur le moyen terme qu’à la frustration d’une population et au repli sur soi d’un pays, voire à sa ruine. Résumer ou réduire l’histoire persane à ces mouvements de balancier plus ou moins longs et à ces crises de pouvoir serait cependant erroné, sinon idéologiquement tendancieux. Selon Yves Bomati, tant d’exemples montrent une autre réalité – plus brillante – dont l’existence fut bien plus longue que celle de toutes les théocraties officielles ou implicites. L’Iran fut (et est encore) le résultat de bien d’autres forces qui se conjuguèrent ou s’opposèrent à travers le temps. Pour s’en tenir aux Safavides, il fut un temps – celui de son véritable «âge d’or» – où, malgré une concurrence aiguë entre shahs, militaires qizilbashs, «hauts fonctionnaires», esclaves étrangers (ghulāms), eunuques du harem et religieux chiites, on innova sur le plan de l’organisation étatique, de l’architecture, où le sens de l’hospitalité et une bienveillance relative envers les autres religions (à une époque où l’Europe restait fort sectaire) s’imposèrent. Ce fut le temps de Shah Abbas Ier le Grand. Yves Bomati souligne que, grâce à lui et pour quelques décennies, la Perse – l’Iran – devint un phare où, comme dans la Cordoue des XIe‑XIIe siècles, les cultures purent communiquer entre elles sans se combattre, autrement que par le verbe, où les arts furent favorisés et le commerce privilégié.

Yves Bomati note cependant que ce tableau «idyllique» eut bien sûr ses limites dues à une culture plurimillénaire qui n’entendait pas plier devant des apports étrangers, fussent‑ils européens, aux guerres incessantes, à une situation d’«hérétique» pour les empires musulmans sunnites environnants, mais aussi à la tiédeur des royaumes occidentaux si divisés qui ne saisissaient pas vraiment l’enjeu géopolitique que la Perse pourrait déjà représenter pour eux et le monde.

Ces réserves posées, Yves Bomati écrit qu’il ressort de cette période particulière une autre vision de la Perse que les projections actuelles. L’Iran fut aussi, déjà sous Cyrus le Grand, le premier pays à diffuser au vie siècle av. J.‑C. un document, le «Cylindre de Cyrus», que l’on salue aujourd’hui comme la première charte, certes partielle, des droits de l’homme, où les droits fondamentaux de pensée, de culte, de propriété et de respect entre les nations furent énoncés. Ce cylindre de vingt‑trois centimètres, à présent conservé au British Museum, bien qu’en argile et non en pierre, a subsisté jusqu’à nous malgré sa fragilité. Le dernier shah, Mohammad Reza Pahlavi, en offrit une réplique aux Nations unies en 1970 et en loua la portée universelle. On aurait pu croire que la révolution islamique de 1979 le rangerait au nombre des accessoires inutiles. En 2010 le British Museum accepta de prêter le précieux cylindre à l’Iran. Accueilli «officiellement» à l’aéroport international de Téhéran, il fut applaudi jusqu’au Musée national d’archéologie par des centaines de milliers de personnes, massées tout au long de son parcours. Le long chemin que Shah Abbas Ier essaya lui aussi d’emprunter n’est pas oublié, les «continuités souterraines», pour reprendre les termes de l’orientaliste Henri Corbin, sont toujours à l’œuvre.

Yves Bomati souligne que l’histoire n’est pas que le récit du passé. Porteuse de sens lorsque tout est confus, elle rappelle aux fondamentaux, influe directement sur le présent et l’avenir.

Yves Bomati : L’âge d’or de la Perse : L’épopée des Safavides 1501‑1722, Perrin, février 2023, 448 pages. Commandez ce livre chez Amazon.fr.

Cet article se base entièrement sur le livre L’âge d’or de la Perse : L’épopée des Safavides 1501‑1722. Pour faciliter la lecture, les citations et citations partielles ne se trouvent pas entre guillemets.

Critique de livre ajouté le 5 mars 2023 à 21:30 heure de Paris.