Maurizio Serra : Le mystère Mussolini

Sep 23, 2023 at 20:47 583

Etant donné que le premier ministre italien Giorgia Meloni est issue d’un parti néo-fasciste et a elle-même pendant longtemps fait l’apologie du dictateur Benito Mussolini (1883‑1945), il est utile de présenter la biographie écrite par Maurizio Serra: Le mystère Mussolini. L’homme. Ses défis. Sa faillite (Amazon.fr).

L’auteur a dit lui-même que son livre n’est ni une biographie au sens strict de Mussolini ni une histoire du fascisme italien mais la première tentative – et pas seulement en France – d’essayer de dévoiler le «mystère» d’un personnage qui ne ressemble véritablement à aucun des dictateurs, de droite ou de gauche, au XXe siècle mais qui, d’une certaine mesure, les résume tous, de Lénine à Castro.

Dans son avant-propos, Maurizio Serra écrit que Benito Mussolini a toujours menti, du début à la fin de sa vie. Selon lui, cette vocation à la dissimulation permanente ne dérivait pas d’une tare caractérielle, d’une approche «florentine» de la vie politique, ni même d’un réflexe d’ancien conspirateur, mais plutôt d’un souverain mépris pour les hommes, tous interchangeables à ses yeux, qu’ils fussent alliés ou ennemis, complices devenus adversaires ou l’inverse, peu importe: pions insignifiants et culbutables à souhait, simples pièces du jeu d’échecs auquel il consacra ses ressources et son énergie jusqu’à s’engouffrer dans l’abîme qui s’ouvrait devant lui.

Selon Maurizio Serra, Mussolini est un homme et leader politique extrêmement complexe, pétri de contradictions, puisant ses modèles chez Napoléon puis César avant d’être fasciné par Hitler. Le Duce peut donner l’image d’un comédien tragique au sens nietzschéen du terme, et d’un révolutionnaire manqué. Selon l’historien, il a pourtant modernisé son pays et fasciné l’Europe (notamment Churchill) avant de sombrer dans la déchéance et les haines d’une guerre civile prenant la relève de la guerre mondiale.

S’il savourait l’adulation qui l’entoura pendant plus de vingt ans, servile certes, mais souvent spontanée aux heures fastes, Benito Mussolini n’y crut jamais. Selon Maurizio Serra, le réalisme aurait dû l’instruire, la méfiance paysanne aurait pu le sauver; ils le précipitèrent dans l’ignominie.

Il Duce avait puisé chez des théoriciens français, comme l’anthropologue Gustave Le Bon (Psychologie des foules, 1895) et le socialiste dissident Georges Sorel (Réflexions sur la violence, 1908‑1919); Maurizio Serra souligne à juste titre que Le Bon et Sorel s’inspirèrent jusqu’au plagiat des travaux du patriote nationaliste, juriste et criminologue italien Scipio Sighele (1868‑1913; œuvre majeure: La Folla delinquente, 1891).

Maurizio Serra souligne que rien n’apparaîtra jamais de spontané chez cet impulsif. La dissimulation est une constante de la personnalité de Mussolini du début à la fin, alors que l’homme reste inconstant dans ses diverses manifestations. Tout est théâtral en lui, et en même temps cérébral.

Selon notre auteur, deux mensonges, tissés d’une main de maître, ont permis à Mussolini de conquérir le pouvoir. D’abord, l’idée, reprise de D’Annunzio, que la victoire militaire de l’Italie en 1918 aurait été «mutilée» à la conférence de la paix par la mauvaise foi et les intrigues des Alliés. Ensuite, la prétendue menace d’une révolution bolchevique, prête à engloutir le pays encore fragilisé par les «deux années rouges» de 1919‑1920. Or, ce sont les escouades fascistes qui vont saborder un Etat libéral qui a obtenu pacifiquement la fin de l’occupation des usines de Turin, Gênes et Milan par les ouvriers insurgés. La marche sur Rome couronnera cette double supercherie en annonçant le climat d’imposture dans lequel baignera toute l’aventure du régime et de son chef.

Pirandello a pu dire du fascisme que «c’est un vase vide, que chacun remplit comme bon lui semble». Maurizio Serra le corrige: pas chacun: mais le Duce assurément car il il se réserve le droit d’intervenir, de trancher, de modifier à sa guise.

Mussolini est un adepte de la modernité à qui échappe l’ascension des Etats‑Unis et la marginalisation de l’Europe, les remous du colonialisme, la primauté de la technique et de la finance ainsi que la découverte de l’énergie nucléaire. Maurizio Serra ajoute que ces changements échappent égalements aux Clemenceau, Poincaré et Lloyd George qui ont élaboré les traités de paix de la Grande Guerre en s’imaginant pouvoir refaire le «monde d’hier», à quelques variantes près, lors d’un nouveau congrès de Vienne. Perpétuellement adonné à surdorer son génie, étudiant ses poses «spontanées» dans les moindres détails, censurant les images peu avantageuses, Mussolini croit appartenir à un autre âge que ceux‑là, alors qu’il en partage bon nombre de préjugés et de valeurs périmées. Après quelques modestes succès en politique étrangère au début, suivis par une succession de déceptions et d’échecs cuisants, son dilettantisme éclatera au grand jour au moment de la guerre, note Maurizio Serra.

Pour Mussolini, l’Italie n’était qu’un point de départ d’une nouvelle épopée napoléonienne. Selon notre auteur, le Corse, «fils de personne», constitua son vrai modèle et l’exemple à imiter.

En 1945, acculé au naufrage de ses illusions, ne pouvant reconnaître sa responsabilité dans le désastre, Mussolini s’inventera une dernière forfanterie pour la postérité en affirmant: «J’ai fait pour les Italiens tout ce que je pouvais. Je me suis trompé en les estimant un peuple, alors que dans leur profonde ingratitude, ils se sont montrés une plèbe!

Maurizio Serra note qu’aucun protagoniste de l’histoire italienne, pas même Garibaldi ou Cavour, qui firent autant pour unifier l’Italie que Mussolini pour la défaire, n’aura suscité un intérêt semblable.

Maurizio Serra s’oppose à la vision complaisante d’un Duce «bon» et «généreux».  Mussolini était indifférent, animé par une sorte d’impassibilité rare dans l’histoire et le tempérament italiens. La violence était à ses yeux une manifestation regrettable mais inévitable du pouvoir révolutionnaire, dont il fallait s’efforcer d’endiguer les gaspillages en lui substituant la crainte, la soumission et la corruption, armes plus subtiles et efficaces. En homme physiologiquement sain, il ne tirait aucun plaisir de l’annihilation d’autrui. Mais cette approche ne modifie pas la nature d’une dictature et des instruments d’intimidationdont elle dispose : l’arbitraire, la délation, la censure, le contrôle de ’appareil policier et judiciaire, l’interdiction du permis de travail et de séjour; bref le monopole de la violence d’Etat.

Selon Maurizio Serra, Mussolini estimait proablement en 1940 que la guerre sera courte et victorieuse et qu’elle aidera à amoindrir le rôle de la monarchie et du Vatican qui s’interposaient encore entre «son» peuple et lui. Un succès militaire suivi par une paix de compromis – car il ne souhaitait pas un triomphe du Troisième Reich qui l’aurait marginalisé – lui aurait permis de mettre au pas les secteurs de la vieille classe dirigeante encore relativement indépendants du régime: la Cour, l’armée, la marine, la diplomatie, la finance et même la magistrature.

Mussolini éprouvait une admiration envieuse pour le pouvoir absolu d’un Hitler et d’un Staline (ou, dans le cadre démocratique, d’un Roosevelt). L’accentuation totalitaire se manifeste surtout à partir de la guerre d’Éthiopie. Maurizio Serra y voit les contours d’une véritable religion de l’Etat éthique – tout par l’Etat, pour l’Etat et dans l’Etat –, à l’inverse de l’aptitude congénitale à «composer» qu’il déteste chezs es compatriotes et souhaite extirper du caractère national. La mystique totalitaire constitue, dès la naissance du mouvement fasciste, trois ans avant la prise du pouvoir, l’essencede son action. Selon Maurizo Serra, Mussolini donnera dix formulations différentes de son programme, mais l’objectif ne changera pas: le corporatisme et le nationalisme fascistes doivent remplacer les idéaux de l’internationalisme socialiste ou «sociétaire» de la SDN. A partir de 1936, le fait que Hitler le dépasse désormais largement dans la fascination ou la haine qu’il suscite dans le monde entier, en particulier auprès des jeunes, le révulse. Mais au lieu de le remettre sur le chemin du bon sens, ce sentiment d’infériorité poussera Mussolini à une compétition délirante et perdante avec celui qui, d’emblée, se révèle le plus fort.

Mussolini n’avait rien d’un idéaliste et abhorrait toute interprétation philosophique qui mettrait l’homme au centre d’une vision harmonieuse de l’existence. Seul le combat comptait à ses yeux. Né dans la violence, le fascisme italien était destiné à périr dans la violence, en emportant son chef avec lui, écrit Maurizio Serra.

L’auteur affirme que, contrairement à des impressions superficielles, le fascisme n’a pas laissé de relent de nostalgie, sauf chez quelques pathétiques fedelissimi qui se défoulent dans le folklore des anniversaires ou la violence des stades. Sur ce sujet, je ne suis pas d’accord avec l’auteur. Bien que le fascisme à la Mussolini appartient au passé, Giorgia Meloni n’a jamais entièrement rompu avec le Duce et le fascisme et son cabinet est très à droite, ce qui pourrait faciliter une dérive extrêmiste dans une crise; Maurizio Serra a terminé son manuscrit Le mystère Mussolini. L’homme. Ses défis. Sa faillite (Amazon.fr) au printemps 2021, donc bien avant l’ascension de Georgia Meloni à la tête du gouvernment italien.

La marche sur Rome

A titre d’exemple d’un livre riche en détails, nous présentons ici une bonne partie des remarques de Maurzio Serra au sujet de la marche sur Rome.

Le traité de Saint‑Germain du 10 septembre 1919 valide l’incorporation à l’Italie de la plupart des territoires dits «irrédents» (Trentin, Haut‑Adige, Tyrol méridional, Trieste, Istrie, Dalmatie occidentale, avec ses îles), c’est‑à‑dire ses principaux buts de guerre. Ce n’est pas la totalité du «butin» escompté, car les Alliés ont fait alors des promesses en partie incompatibles avec la création d’un royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, sous le sceptre des Karadjordjević, proclamé le 1er décembre 1918. De surcroît, le président américain Wilson, qui n’a pas reconnu l’ensemble des traités secrets de la Grande Guerre, a annoncé le 8 janvier 1918, alors que le conflit est encore en cours, ses fameux «quatorze points», qui postulent un principe d’autodétermination – le «droit des peuples à disposer d’eux‑mêmes». Selon Maurizio Serra une formulation noble mais inapplicable ou fourvoyant dans ses conséquences. Ainsi, la nouvelle Tchécoslovaquie comportera sept nationalités et la Yougoslavie neuf. L’Italie a néanmoins obtenu l’essentiel de ses revendications et le parti des «réalistes» pousse à Rome un soupir de soulagement. Or, c’est un sentiment de défaite diplomatique qui va prévaloiret qui sacrifie la raison au profit des émotions populaires, comme si souvent dans l’histoire. Gabriele D’Annunzio, héros de la Première Guerre mondiale et écrivain – et non Benito Mussolini, ainsi qu’il le prétendra plus tard – lance alors la formule de la «victoire mutilée»par les machinations et les égoïsmes des Alliés. Chaque vainqueur veut imposer ses priorités aux autres. La crispation identitaire prévaut partout, au détriment de l’idéalisme wilsonien.

La «nationalisation des masses» (George L. Mosse) y trouve un terrain aussi fertile que dans les pays défaits en 1918: de l’Allemagne des corps francs et de l’opposition à la république de Weimar, à la Hongrie de l’éphémère république des Conseils du bolchevik Béla Kun.

La démobilisation des cadres de l’armée contribue à jeter de l’huile sur le feu. Des jeunes qui ont subi le baptême du feu se réadaptent mal à un mode de vie en calminé, comme si rien ne s’était passé. La classe politique libérale et sociale‑réformiste, qui a réussi tant bien que mal à maintenir le pays uni dans l’épreuve de la guerre, n’a pas d’avenir ni de mythes à leur offrir. Selon Maurizio Serra, ces jeunes vaquent à la recherche d’un idéal, d’un mot d’ordre, d’un chef. Le fascisme et, d’un autre point de vue, le communisme se préparent à les recruter.

Maurizio Serrea estime qu’à la fin de la Première Guerre mondiale Mussolini n’est rien, moins que rien. Ses camarades socialistes d’antan ont fait le vide autour du renégat. Les anciens combattants se méfient de lui et leurs associations repoussent ses premières avances. Son journal vivote et les financements manquent. Pour exister politiquement, il rue dans les brancards, dénonce tout et tous selon son flair et les opportunités qui se présentent, sans le moindre souci de cohérence. Il reste en même temps à l’affût des accommodements possibles, courtise Gabriele D’Annunzio comme les dirigeants libéraux qu’il vitupère officiellement, du vieux menhir Giovanni Giolitti au jeune et modernisateur économiste Francesco Saverio Nitti, président du Conseil en 1919‑1920 – selon Maurizo Serra les deux seuls hommes politiques qui auraient pu enrayer son ascension, si le roi Victor Emmanuel III (Amazon.fr) ne les avait pas lâchés.

Benito Mussolini multiplie les clins d’œil à droite et à gauche ,y compris vers les «populaires», les catholiques socialement engagés, animés par un prêtre sicilien, Don Luigi Sturzo, qui bouscule les hiérarchies vaticanes compassées et deviendra un irréductible opposant au fascisme. L’obsession de Mussolini est de ne pas rester en marge des événements, de rater sa grande occasion avant même qu’elle ne se produise.

Les historiens débattent encore sur le rôle de Mussolini dans la formation des «faisceaux de combat», d’abord nommés «faisceaux de la nouvelle Italie», premier noyau du fascisme, créés à Milan, le 23 mars 1919.

Des participants – dont le nombre varie selon les estimations d’une cinquantaine à deux ou trois cents – se réunissent dans une salle de l’Union des commerçants de la place San Sepolcro à Milan, ce qui ne manque pas d’ironie s’agissant d’un embryon de mouvement révolutionnaire. D’où l’expression de «fascisme sansepolcrista», aux accents dûment lugubres, qui redeviendra d’actualité à Salò.

Mussolini, faute de mieux, a finalement décidé de jeter son dévolu sur cet agrégat pittoresque de futuristes, d’arditi – les troupes de choc de la dernière phase du conflit –, de syndicalistes en rupture avec le mouvement ouvrier, d’insatisfaits et de marginaux, après avoir vainement sonné à toutes les portes dans les mois précédents. Mais il garde ses arrière‑pensées et refuse de transformer le Popolo d’Italia en organe politique des faisceaux. C’est la stratégie des deux fers au feu qu’il poursuivra opiniâtrement jusqu’à la conquête du pouvoir, et même après.

Le programme extrémiste des faisceaux doit apeurer les classes moyennes plus que les couches populaires; mais Mussolini veut garder les coudées franches pour devenir le grand rassembleur de la nation le moment venu. Un exemple typique sera la double manchette de son journal pour la fête du 1er mai 1919: «Prolétaires! Brisez la tyrannie des politiciens! Messieurs du gouvernement, écoutez la voix de la classe ouvrière!» En France, Doriot aura eu un bon maître.

Maurizio Serra souligne que cette virtuosité va permettre à Mussolini d’augmenter rapidement sa marge de manœuvre et de passer, en trois ans et demi, de l’insignifiance à la mainmise sur l’État.

Il survivra politiquement à une éclipse qui aurait pu lui être fatale, lorsque l’octogénaire Giolitti réussira à régler pacifiquement l’occupation des usines du nord de l’Italie et à mettre fin aux «deux années rouges», le biennio rosso de 1919‑1920, où l’élan révolutionnaire semblait devoir l’emporter. Les élections de 1921 se solderont par un échec pour les fascistes, mais avec un bon score personnel pour leur chef: ils n’obtiendront que 37 parlementaires, contre 123 socialistes, 108 populaires et 58 libéraux, auxquels il faut ajouter une centaine de députés de centre droit. Ce n’est qu’une accalmie: les violences squadristes redoubleront d’intensité et d’efficacité. La gauche, déjà affaiblie par le sectarisme des anarchistes, se divise lors de la création à Livourne, le 21 janvier 1921, du Parti communiste d’Italie dont le programme semble plus orienté contre les socialistes et les populaires que contre les fascistes. Les classes moyennes réclament le retour à l’ordre à n’importe quel prix. Mussolini joue sur tous les tableaux et arrive à freiner son tempérament primesautier comme l’exubérance de ses acolytes. Il sait que désormaisle temps travaille pour lui.

Enhardi par le précédent communiste, il s’est finalement décidé à fonder le Parti national fasciste (PNF) à Rome, les 7‑9 novembre 1921 ,après avoir bien compté ses troupes: 2 200 faisceaux regroupent désormais 320 000 adhérents, recrutés pour la plupart dans le nord et le centre du pays, de la Vénétie julienne à l’Ombrie. Tous doivent prêter serment de verser leur sang pour la révolution. Tous et toutes, car Mussolini a déjà constitué des groupements féminins dans un pays, comme d’ailleurs la plupart des pays en Europe, où les femmes n’ont toujours pas ledroit de vote. La base des militants multiplie les appels à une action démonstrative: la future marche sur Rome.

Mussolini l’a‑t‑il conçue? Douteux, selon notre autur. L’a‑t‑il voulue? Encore moins probable. L’opportunisme l’a rendu hésitant. Il ne veut pas tout perdre par un geste intempestif du jour au lendemain. Ses bandes disparates peuvent servir à maîtriser les ligues socialistes et «blanches» (catholiques), ou des groupuscules d’opposants; mais elles ne feraient pas le poids face à une armée bien encadrée et disciplinée. Il ne veut surtout pas répéter l’échec du «Noëlde sang» d’annunzien. Certes, le fascisme a acquis des sympathisants parmi les militaires et à la Cour, comme l’amiral Costanzo Ciano, et deux des futurs quadrumvirs de la marche, le général Emilio De Bono et le président des anciens combattants piémontais, Cesare Maria De Vecchi. Mais le roi est un Sphinx et nul ne peut prédire comment il réagira.

Selon Maurizio Serra, deux facteurs déterminent la décision de Mussolini, ou plutôt son acquiescement aux pressions que les ras (chefs, commandants) – surtout Balbo et Bianchi, les deux autres et bien plus influents quadrumvirs – exercent sur lui depuis des semaines. D’abord, le gouvernement dirigé par l’incolore Luigi Facta, un adjoint de Giovanni Giolitti, a convoqué tous les partis, sauf les républicains et les communistes, à une grande manifestation patriotique à Rome, le 4 novembre, quatrième anniversaire de la victoire sur l’Autriche‑Hongrie.

D’Annunzio, qui rechignait, aurait dû en être l’orateur principal, en présence du roi et de toutes les autorités. L’initiative, probablement conçue par le «menhir» Giovanni Giolitti, visait essentiellement à mettre Benito Mussolini au pied du mur. Son absence aurait signifié que les fascistes refusaient par principe une réconciliation nationale et patriotique; sa présence, qu’il cautionnait implicitement le système des partis qu’il dénonçait.

Mussolini n’ignorait pas que ces mêmes partis multipliaient les conciliabules pour former un gouvernement d’union nationale qui aurait exclu les «rouges», mais également les «noirs». Il fallait donc contrer les organisateurs de la manifestation du 4 novembre avec une initiative imprévue. En second lieu, Mussolini était conscient que l’inertie aurait eu des conséquences néfastes sur le contrôle de ses troupes. Farinacci, pourne citer que lui, briguait ouvertement sa succession en dénonçant ses tergiversations.

Déjà, un an plus tôt, les «durs» du parti avaient saboté un «pacte de pacification» conclu entre Mussolini et les socialistes, en l’obligeant à faire demi‑tour pour sauver son leadership. Dans cette situation, il ne lui reste plus qu’à lever l’hypothèque et à accélérer les préparatifs de la marche sur Rome en convoquant une réunion des dirigeants fascistes à Milan, le 16 octobre 1922, pour mettre au point les derniers détails.

Le deuxième congrès du PNF se tient à Naples du 24 au 26 octobre 1922. Mussolini, tout en refusant delancer à la tribune «Vive le roi! », comme le souhaitent Cesare Maria De Vecchi et l’aile monarchiste du parti, donne l’ordre d’éviter toute confrontation avec l’armée, «à laquelle il faudra manifester des sentiments de sympathie et de respect». Sa présidence des travaux reste très circonspecte. Après quoi, il passe des journées fébriles à multiplier les contacts avec les milieux de l’industrie, de la finance et même decette franc‑maçonnerie qu’il fustige ouvertement, dont le rôle dansces événements a suscité beaucoup d’interrogations. Il a discrètement approché le duc d’Aoste, cousin détesté du roi, nimbé du qualificatif de «duc invaincu» dans la Grande Guerre : un homme dont les ambitions dynastiques et les sympathies pour le fascisme sont bien connues. Il offre en même temps à Victor‑Emmanuel III les gages d’une loyauté menaçante en écrivant le 23 août dans le Popolo d’Italia: «La Couronne n’est pas en jeu, à moins que la Couronne ne ouhaite se mettre en jeu.» Il maintient un dialogue à distance avec son principal adversaire, Giovanni Giolitti, par l’intermédiaire d’un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, le préfet Lusignoli, ainsi qu’avec des parlementaires de presque toutes les formations, directement ou par le biais de son frère Arnaldo. Il sait surtout qu’il n’y a plus, à ce stade, aucun risque d’insurrection «rouge», le seul élément qui pourrait impliquer une réaction massive de l’armée.

Mussolini demeure en proie aux doutes et évitera de prendre la tête de la marche, dont le quartier général sera installé à Pérouse. Vingt‑six mille fascistes, braillards avinés pour la plupart, en chéchia et chemise noire, armés de gourdins et de mousquetons, poignards brandis, convergent sur Rome alors que le chef dont ils scandent le nom se terre prudemment à Milan, prêt à gagner la Suisse en cas de déconfiture. L’armée et les carabiniers royaux, qui stationnent autour de la capitale en tenue de combat, peuvent aisément leur tenir tête. Le commandant de la place de Rome, le général Emanuele Pugliese, a élaboré un plan de défense efficace qui lui a déjà permis de disperser la première colonne sans ouvrir le feu. Quelques coups de canon et le gros des «marcheurs» s’évanouira dans la nature. Mais il aurait fallu pour les stopper la détermination que l’Etat libéral avait montrée à Fiume, et qu’il n’avait plus. On essaiera de justifier cette paralysie en parlant de quelques milliers de soldats en face des «100 000 participants à la marche», ce qui est archifaux.

Le général Pugliese, assure que ses troupes sauront faire leur devoir. On omit de l’écouter. Le gouvernement fit preuve de plus de décence, sinon de fermeté. Le Conseil des ministres, à l’aube du 28 octobre, donna mandat à Facta de soumettre au souverain la proclamation de l’état de siège. Victor‑Emmanuel III semblait favorable à cette mesure le soir précédent mais à 9 heures du matin, il change d’avis et ne signe pas le décret, au prétexte de vouloir éviter une guerre civile. Maurizio Serra se demande s’il ne craint pas plutôt une crise dynastique, étant donné que le duc d’Aoste a été ovationné par les squadristes à l’étape de Pérouse. Par ailleurs, des sondages discrets conduits au cours dela nuit ont permis au souverain de comprendre que presque tous les partis, y compris les socialistes, veulent éviter une épreuve de force.

Le roi partagera donc cette honteuse reddition avec l’ensemble de la classe politique. Facta doit s’incliner: le pauvre homme ne pouvait se doter de pouvoirs que le statuto albertino, la Constitution du royaume, ne lui accordait pas si son roi les lui refusait. Une tentative de confier le gouvernement à Salandra, l’homme de 1914, avec Mussolini aux Affaires étrangères ou à l’Intérieur, échouera en quelques heures. Le chef des fascistes a gagné et prend tout son temps pour arriver à Rome, où il «ramasse» le pouvoir – comme de Gaulle le fera en 1958.

Mussolini s’offrira le luxe d’ordonner la démobilisation des «marcheurs» après une dernière parade triomphale dans les rues de la capitale. Le mythe selon lequel la marche sur Rome a sauvé l’Italie du bolchevisme triomphe donc. Mais comment juger l’événement en soi? S’agit-il d’une subversion révolutionnaire ou d’un expédient pour légaliser une révolution qui n’eut pas lieu? Selon Maurizio Serra, au fond, les deux thèses ne sont pas incompatibles, surtout pour Mussolini. L’ère fasciste commence, même si la dictature ne débutera officiellement que trois ans plus tard.

Le livre de Maurizio Serra contient également des chapitres au sujet des origines de Mussolini, de son temparement, de ses femmes, de sa relation avec Hitler, de la guerre civile, de sa fin et bien d’autres sujets.

Maurizio Serra: Le mystère Mussolini. L’homme. Ses défis. Sa faillite. Editions Perrin, 2021, 460 pages. Commandez ce livre / cette biographie chez Amazon.fr.

Pour faciliter la lecture, les citations et citations partielles dans cette critique de livre ne se trouvent pas entre guillemets.

Critique de livre du 23 septembre 2023. Ajouté à 20:47 heure de Paris.